Le nouveau visage du commerce mondial
6 décembre 2024
ActionsDe la mondialisation à la relocalisation et l’économie d’affinité : La nouvelle dynamique commerciale entre les États-Unis et la Chine
Le commerce mondial a connu des transformations majeures au cours des dernières décennies, la mondialisation ayant tissé une interconnexion croissante entre les économies. Cependant, les tendances récentes suggèrent une réévaluation de ces vastes chaînes d’approvisionnement, principalement à travers deux stratégies : la relocalisation et l’économie d’affinité (friendshoring), qui vise à privilégier les échanges entre pays alliés. Cette évolution puise dans les préoccupations liées à la dépendance envers des économies lointaines ou potentiellement hostiles, comme l’illustrent les tensions entre les États-Unis et la Chine. Les entreprises et les gouvernements envisagent de plus en plus des stratégies pour renforcer la résilience de leurs chaînes d’approvisionnement, mais la démondialisation que plusieurs anticipaient ne s’est pas encore pleinement concrétisée.
Cette analyse explore les concepts de démondialisation, de relocalisation et d’économie d’affinité, en examinant leurs impacts sur l’économie mondiale et en comparant les nuances entre relocalisation et économie d’affinité. Elle analyse la relation sino-américaine comme facteur central de cette évolution et évalue la capacité persistante de la Chine à dominer le commerce mondial grâce à ses avantages au chapitre des coûts de production.
Définition des concepts : démondialisation, relocalisation et économie d’affinité
- - La démondialisation désigne un recul de la mondialisation, caractérisée par la réduction du commerce transfrontalier, de l’investissement et de l’interdépendance entre les pays. Ce processus implique un désengagement des chaînes d’approvisionnement mondiales complexes et un retour aux bases de production nationales ou régionales.
- - La relocalisation consiste à rapatrier les processus de production et de fabrication dans le pays d’origine d’une entreprise. Cette stratégie vise à réduire la dépendance à l’égard des fournisseurs étrangers, à améliorer la résilience de la chaîne d’approvisionnement et à ramener des emplois dans l’économie nationale.
- - L’économie d’affinité est une approche stratégique où pays et entreprises choisissent de s’appuyer sur des alliés de confiance pour leur production et leurs approvisionnements critiques. Ce concept reflète le désir d’équilibrer la sécurité de la chaîne d’approvisionnement avec la rentabilité, en créant des réseaux entre pays partageant des intérêts économiques ou géopolitiques communs.
Alors que la relocalisation et l’économie d’affinité constituent des mesures ciblées pour protéger les chaînes d’approvisionnement et renforcer la sécurité, la démondialisation supposerait une réduction plus forte de l’interconnectivité mondiale. Cependant, les données n’indiquent encore aucun signe tangible de démondialisation.
Les relations sino-américaines : concurrence stratégique et interdépendance économique
L’évolution des relations sino-américaines est l’un des principaux moteurs de la relocalisation et de l’économie d’affinité. Les États-Unis perçoivent la Chine à la fois comme un concurrent économique majeur et une menace pour leur sécurité, particulièrement dans les secteurs critiques comme la technologie et l’industrie. Cette concurrence stratégique a conduit à des mesures politiques telles que des tarifs douaniers, des restrictions sur l’investissement et des initiatives pour stimuler la production intérieure. Cette approche a notamment donné lieu à la loi CHIPS, qui vise à relocaliser la fabrication de semi-conducteurs.
Cependant, se désengager totalement de la Chine demeure difficile. Pour de nombreuses entreprises américaines, l’efficacité de production et les faibles coûts de la main- d’œuvre chinoise compliquent l’abandon total des fournisseurs. Les États-Unis, comme d’autres pays, adoptent plutôt une approche nuancée, encourageant la diversification de la production tout en maintenant des relations commerciales essentielles avec la Chine.
L’avantage concurrentiel chinois : coûts de production et domination commerciale
La domination chinoise dans le secteur industriel mondial repose sur de faibles coûts de production, fruits d’une combinaison de facteurs uniques : économies d’échelle, abondance de main-d’œuvre et politiques industrielles favorables. Alors que la concurrence stratégique entre les États-Unis et la Chine s’intensifie, le secteur manufacturier chinois continue d’attirer les entreprises en quête de rapport coût-efficacité. Les infrastructures avancées du pays, ses réseaux logistiques développés et sa main- d’œuvre massive lui permettent de produire des biens à une échelle et à des coûts inégalés par la plupart des autres pays. Cet avantage permet à la Chine de maintenir, voire d’étendre, sa part du commerce mondial, malgré les efforts que d’autres pays ont mis en œuvre pour diversifier leurs chaînes d’approvisionnement.
L’écosystème de production chinois, souvent qualifié d’«usine du monde», offre des capacités transversales, depuis l’approvisionnement en matières premières jusqu’à la fabrication et la logistique d’exportation. Ce modèle intégré rend la concurrence directe difficile pour les autres pays, car la Chine peut casser les prix tout en offrant un niveau d’efficacité comparable, voire supérieur. Pour les entreprises qui dépendent de la fabrication à faible coût pour maintenir leurs marges bénéficiaires, s’éloigner de la Chine suppose souvent des coûts plus élevés et des perturbations opérationnelles potentielles.
Pourtant, cette dépendance à l’égard de la Chine comporte des risques. La pandémie de COVID-19 a révélé les vulnérabilités des chaînes d’approvisionnement trop concentrées, et le paysage géopolitique a rendu plus urgentes les stratégies de diversification. Néanmoins, de nombreux gouvernements et entreprises choisissent une approche pragmatique : maintenir la Chine au cœur de la chaîne d’approvisionnement tout en transférant de manière sélective certaines capacités de production vers d’autres pays par le biais d’initiatives d’économie d’affinité.
Le rôle de l’économie d’affinité : une stratégie intermédiaire
L’économie d’affinité propose aux pays une voie médiane : diversifier leurs chaînes d’approvisionnement sans sacrifier les avantages de coûts habituellement offerts par la mondialisation. En relocalisant la production vers des pays alliés, les entreprises peuvent atténuer les risques liés à une dépendance excessive envers des pays comme la Chine, tout en maintenant l’efficacité au chapitre des coûts. Par exemple, le Mexique est devenu une destination privilégiée d’économie d’affinité pour les entreprises américaines grâce à sa proximité et aux ententes commerciales de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM), qui facilitent la production transfrontalière.
Cependant, les stratégies d’économie d’affinité doivent aussi tenir compte des dépendances en matières premières critiques qui imposent des échanges avec certains pays. Par exemple, la domination chinoise dans les terres rares, essentielles pour l’électronique et les technologies d’énergie renouvelable, signifie que même dans une économie d’affinité, les pays doivent maintenir des relations avec la Chine pour sécuriser ces matériaux. De même, le contrôle de la République démocratique du Congo sur les approvisionnements en cobalt, crucial pour les batteries lithium-ion, oblige les entreprises à maintenir des relations commerciales malgré les préoccupations géopolitiques et éthiques.
Cette approche s’aligne sur des objectifs géopolitiques plus larges, favorisant des liens économiques plus étroits entre nations alliées tout en reconnaissant la nécessité stratégique de sécuriser les matières premières. Des pays comme le Japon et la Corée du Sud, qui ont historiquement fortement dépendu de la Chine, incitent désormais les entreprises à déplacer leur production vers l’Asie du Sud-Est. L’émergence du Vietnam et de l’Inde comme pôles manufacturiers reflète cette tendance, ces pays bénéficiant à la fois de coûts plus bas et d’un alignement géopolitique avec les économies occidentales. Néanmoins, la dépendance à certaines matières premières souligne toute la complexité d’atteindre une véritable résilience des chaînes d’approvisionnement.
Implications pour le commerce mondial et la politique économique
Le virage vers la relocalisation et l’économie d’affinité a des implications significatives sur la structure du commerce mondial. Tout d’abord, il introduit une nouvelle couche de complexité, les chaînes d’approvisionnement devenant plus segmentées en fonction des alliances stratégiques plutôt que des seules considérations de coûts. Cette transition risque d’entraîner une hausse globale des coûts de production, les entreprises se diversifiant au-delà de la base manufacturière chinoise à bas coût.
Les gouvernements jouent un rôle actif dans l’orientation de ces tendances en offrant des subventions et des incitatifs pour encourager la production intérieure et des régions alliées. Aux États-Unis, par exemple, des politiques comme l’Inflation Reduction Act et le CHIPS Act reflètent une position gouvernementale active dans la relocalisation des industries critiques, des semi-conducteurs jusqu’aux véhicules électriques. Ces politiques visent à la fois à renforcer les chaînes d’approvisionnement intérieures et à atténuer les perturbations potentielles face aux tensions géopolitiques croissantes.
Malgré ces changements, une véritable démondialisation reste improbable. Le monde semble plutôt s’orienter vers un modèle de «mondialisation sélective», où les pays maintiennent des relations commerciales au sein de réseaux de confiance tout en protégeant les industries stratégiques par la production intérieure ou les alliances régionales. Cette approche sélective équilibre les avantages du commerce mondial avec la sécurité de chaînes d’approvisionnement diversifiées.
Les stratégies de démondialisation de TSMC et Apple
Vu l’évolution du paysage géopolitique et le besoin de résilience au sein des chaînes d’approvisionnement, TSMC et Apple ont adopté des stratégies distinctes — relocalisation pour l’une, économie d’affinité pour l’autre — largement influencées par les incitatifs gouvernementaux et les considérations stratégiques.
La stratégie de diversification géographique de TSMC
Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC) s’est engagée dans une stratégie de construction d’usines de fabrication de semi-conducteurs hors de Taïwan, largement soutenue par des initiatives gouvernementales vu l’importance stratégique du secteur. En construisant des usines aux États-Unis, en Europe et au Japon, TSMC vise à assurer la continuité de ses opérations face aux conflits géopolitiques potentiels dans le détroit de Taïwan. Les gouvernements américain et japonais ont soutenu cette expansion par d’importants incitatifs financiers et politiques. Le CHIPS Act américain illustre cette approche, offrant des subventions significatives pour stimuler la production intérieure et développer une main-d’œuvre qualifiée.
TSMC collabore avec les entreprises locales et les gouvernements pour naviguer dans les environnements réglementaires et s’intégrer efficacement dans les chaînes d’approvisionnement locales. Les usines en développement ciblent les forces et les orientations des marchés régionaux : nœuds matures pour les marchés grand public et automobile au Japon, applications automobiles et industrielles en Allemagne, et le seul nœud de pointe hors de Taïwan aux États-Unis. L’usine de TSMC en Arizona témoigne de ce succès, sécurisant une technologie hautement critique tout en atteignant des niveaux d’efficacité jugés auparavant impossibles en dehors de Taïwan.
La stratégie d’Apple : cap sur l’Inde
À l’inverse, la stratégie d’Apple s’est concentrée sur la diversification de sa production, s’éloignant des fournisseurs chinois au profit de l’Inde, qu’elle considère à la fois comme un carrefour d’assemblage majeur et un marché prometteur.
Ce changement a débuté en 2017, avec la production d’appareils iPhone dans le pays. En étendant ses opérations en Inde, Apple vise à réduire sa dépendance à la fabrication chinoise, atténuant ainsi les risques liés aux tensions géopolitiques, à la concentration du marché et aux potentielles perturbations de la chaîne d’approvisionnement. Conformément à l’approche d’économie d’affinité, l’Inde représente un marché vaste et en croissance pour les produits Apple : sa population est importante et jeune, les revenus disponibles augmentent et la pénétration grandissante des téléphones intelligents offre un important potentiel de croissance. De plus, le gouvernement indien a introduit divers incitatifs pour attirer les investissements étrangers, notamment le programme des incitations liées à la production, qui bénéficie à des entreprises comme Apple.
Bien qu’environ 14 % des iPhone soient maintenant produits en Inde, il est important de noter qu’Apple dépend toujours de ses fournisseurs chinois historiques, comme Hon Hai (Foxconn), qui étendent leurs opérations en Inde. Malgré les efforts de diversification, la nature interconnectée de la production mondiale rend presque impossible la rupture complète des liens avec les fournisseurs chinois établis, car ils continuent de jouer un rôle significatif, même dans les nouveaux pôles de production.
Concilier efficacité économique et sécurité face à un nouveau défi mondial
Alors que les entreprises et les pays réévaluent leurs chaînes d’approvisionnement mondiales, la relocalisation et l’économie d’affinité s’imposent comme des réponses pragmatiques aux défis posés par un paysage géopolitique en mutation. Si une démondialisation totale reste improbable, la mondialisation sélective permet aux économies d’équilibrer l’efficacité des coûts avec la sécurité d’une chaîne d’approvisionnement résiliente.
Les relations sino-américaines continueront d’influencer les dynamiques du commerce mondial, à mesure que les pays réévaluent leurs dépendances et recherchent des partenariats de rechange. Les stratégies d’économie d’affinité permettent aux entreprises d’atténuer les risques tout en préservant les avantages économiques de la mondialisation. Dans cet environnement en évolution, comprendre l’équilibre entre coût, sécurité et commerce fondé sur les alliances devient essentiel pour les entreprises confrontées à la complexité des chaînes d’approvisionnement mondiales.