Électrification, intelligence artificielle et nouveau paradigme énergétique : guide de l’investisseur face à la crise annoncée
12 décembre 2025
Revues économiques et des marchésIntroduction : le choc des mégatendances
Deux forces puissantes — l’électrification et l’intelligence artificielle (IA) — convergent aujourd’hui pour remodeler le paysage énergétique mondial, marquant l’avènement d’une nouvelle ère. Pendant des décennies, la demande d’électricité dans les économies développées, notamment aux États-Unis, est demeurée stable, limitée par les gains d’efficacité et la délocalisation de l’industrie lourde. Cette époque est désormais révolue.
Aujourd’hui, l’électrification des transports, du chauffage et de l’industrie manufacturière s’accélère, tandis que l’adoption simultanée et rapide de l’IA entraîne une augmentation sans précédent de la demande d’infrastructures numériques. Cette convergence redéfinit non seulement la manière dont nous utilisons l’énergie et les lieux où nous la consommons, mais également ceux qui contrôlent l’approvisionnement, la façon dont les réseaux sont gérés ainsi que les opportunités d’investissement et les risques qui en découlent.
L’essor des centres de données IA : une redéfinition de la demande d’électricité
La dernière année a marqué un tournant dans le rapport entre la technologie et l’énergie. L’explosion de l’IA générative, avec son appétit insatiable pour la puissance de calcul, a déclenché une vague de nouveaux projets de centres de données en Amérique du Nord, en Europe et en Asie. Ces installations, qui servent autant l’infonuagique que les grands modèles de langage, comptent désormais parmi les principaux moteurs de la nouvelle demande d’électricité.
Selon des projections récentes, les centres de données pourraient représenter jusqu’à 10 % de la consommation totale d’électricité aux États-Unis d’ici 2030, contre seulement 2 à 4 % en 2023.
Ce changement n’est pas négligeable : il revient à ajouter au réseau électrique américain un nouveau pays figurant parmi les dix plus gros consommateurs d’électricité.
Le moteur de ce phénomène est évident : les modèles d’IA connaissent une croissance exponentielle, en taille et en complexité. Bien que chaque nouvelle génération de matériel soit plus efficace, le volume des serveurs et l’intensité de leurs charges de travail respectives dépassent ces gains d’efficacité.
Il en résulte une augmentation structurelle de la demande énergétique de base, les centres de données fonctionnant 24 heures sur 24, 7 jours sur 7; ceux-ci nécessitent d’importantes quantités d’électricité non seulement pour le calcul, mais également pour les systèmes de refroidissement avancés qui empêchent leur matériel de surchauffer.
Cette augmentation de la demande n’est pas répartie de manière uniforme. Aux États-Unis, plus de la moitié de la nouvelle capacité des centres de données se construit dans seulement cinq régions, notamment en Virginie du Nord et au Texas.
Ces concentrations locales exercent une pression considérable sur les réseaux régionaux, ce qui entraîne des files d’attente plus longues pour les connexions, une réduction des marges de réserve et, dans certains cas, une augmentation des prix de l’électricité pour les consommateurs.
La conclusion pour les investisseurs : l’économie numérique est désormais inextricablement liée aux réalités physiques des infrastructures énergétiques.
Les géants technologiques en tant que producteurs d’énergie : l’émergence du concept « apportez votre propre énergie »
Alors que les besoins énergétiques des centres de données dépassent la vitesse à laquelle les services publics peuvent fournir les capacités nécessaires, une nouvelle tendance se dessine : les plus grandes entreprises technologiques mondiales deviennent elles-mêmes des producteurs d’énergie.
Confrontées à des retards de plusieurs années pour le raccordement au réseau et au risque que du matériel d’IA valant plusieurs milliards de dollars demeure inutilisé, des entreprises comme Microsoft, Google, Meta, Amazon et OpenAI investissent directement dans leurs propres capacités de production d’électricité.
Cette évolution est particulièrement visible dans la prolifération des centrales au gaz naturel situées « derrière le compteur », qui sont construites à côté des centres de données afin de fournir une électricité dédiée et fiable. Depuis 2024, plus de 40 projets de ce type ont été annoncés aux États-Unis seulement, avec la mise en service de plus de 18 gigawatts de capacité d’ici 2028.
Bien que ces centrales soient plus coûteuses et moins efficaces que l’électricité du réseau, elles offrent aux géants technologiques la possibilité de contourner les engorgements du réseau et de déployer de nouvelles capacités selon leur propre calendrier.
Cependant, la situation ne se limite pas au gaz. Les entreprises technologiques signent également d’importants contrats d’achat d’électricité provenant d’énergie éolienne, solaire et, de plus en plus, nucléaire.
Microsoft, par exemple, est en train de redémarrer une centrale nucléaire inactive en Pennsylvanie pour alimenter ses centres de données, tandis que Google, Meta et Amazon investissent dans des projets nucléaires avancés, et même de fusion. Ces initiatives reflètent une stratégie plus large : assurer un approvisionnement électrique à long terme, à faibles émissions de carbone et très fiable dans un monde où les contraintes de réseau et l’incertitude politique augmentent.
Pour les investisseurs, cette tendance annonce un changement fondamental dans la chaîne de valeur énergétique. Les frontières traditionnelles entre les services publics, les producteurs d’électricité indépendants et les grands consommateurs d’énergie s’estompent, créant de nouvelles opportunités, mais aussi de nouveaux risques, pour ceux qui savent s’adapter à ce paysage en pleine évolution.
Géopolitique, chaînes d’approvisionnement et impératif stratégique de l’indépendance énergétique
Les révolutions de l’électrification et de l’IA se déroulent dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes et de fragilité des chaînes d’approvisionnement. La guerre en Ukraine, les différends commerciaux entre les États-Unis et la Chine et la recrudescence des cyberattaques contre les infrastructures critiques ont mis en évidence les risques liés à la dépendance aux chaînes d’approvisionnement mondiales pour l’énergie, la technologie et les matériaux essentiels.
L’un des défis les plus urgents concerne la pénurie d’équipements essentiels pour les réseaux électriques. Les délais de livraison des transformateurs, des dispositifs de commutation et d’autres composants essentiels dépassent deux ans dans plusieurs marchés, alors que la pénurie de main-d’oeuvre qualifiée dans le domaine du transport et de la distribution menace de ralentir la modernisation des réseaux.
Parallèlement, la concentration de la production de terres rares et de semi-conducteurs dans une poignée de pays seulement a exacerbé les inquiétudes concernant la souveraineté énergétique et numérique.
Face à cette situation, les gouvernements et les entreprises privilégient l’indépendance énergétique. Cet objectif inclut la relocalisation de la production, l’investissement dans les infrastructures nationales de gaz naturel et de GNL, et l’accélération du déploiement des énergies renouvelables et du nucléaire.
Pour les investisseurs, le message est clair : la sécurité énergétique n’est plus seulement un objectif politique, c’est un impératif stratégique qui façonnera les flux de capitaux, les cadres réglementaires et le paysage concurrentiel pour les années à venir.
Le pivot américain vers les combustibles fossiles : le gaz naturel et le GNL comme « passerelle »
Malgré des objectifs climatiques ambitieux, les États- Unis connaissent actuellement une renaissance des infrastructures de gaz naturel et de GNL. Les services publics prévoient en effet d’ajouter jusqu’à 140 gigawatts de nouvelle capacité de production alimentée au gaz d’ici 2030, le gaz naturel devant couvrir jusqu’à 60 % de la demande supplémentaire des centres de données.
Ce revirement est motivé par le besoin d’une énergie fiable et disponible, capable de compenser l’intermittence des énergies renouvelables et de répondre aux exigences de disponibilité 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 des infrastructures numériques liées à l’IA.
Les États-Unis sont également en train de devenir une puissance mondiale dans le domaine du GNL; leurs exportations devraient doubler au cours de la prochaine décennie. Alors que l’Europe et l’Asie électrifient leurs économies et développent leurs propres capacités dans le secteur des centres de données, elles dépendent de plus en plus du gaz américain pour répondre à leurs besoins.
Cette dépendance crée à la fois des opportunités et des risques. D’une part, les exportations de GNL sont un levier géopolitique et une source de croissance économique. D’autre part, elles exposent les États- Unis à la volatilité des prix mondiaux et soulèvent des questions quant à la viabilité à long terme des investissements dans les combustibles fossiles.
Pour les investisseurs, le plus important est de reconnaître que le gaz naturel devrait demeurer un « combustible de transition » essentiel dans un avenir prévisible, même si le monde s’oriente vers des sources d’énergie plus propres. Cela dit, le risque de surconstruction, qui entraînerait des actifs condamnés (stranded assets) et des coûts plus élevés pour les consommateurs, demeure une préoccupation réelle, surtout si les gains d’efficacité ou les changements de politique s’accélèrent plus rapidement que prévu.
La renaissance nucléaire et le déficit de l'approvisionnement en uranium
L’énergie nucléaire bénéficie actuellement d’un regain d’intérêt à l’échelle mondiale, motivé par le besoin d’une électricité de base fiable et décarbonée pour soutenir à la fois l’électrification et l’économie numérique. Alors que l’Agence internationale de l’énergie préconise de tripler la capacité nucléaire mondiale d’ici 2050, les États-Unis redémarrent des centrales dormantes et investissent massivement dans des petits réacteurs modulaires (PRM) spécialement conçus pour des centres de données et des charges industrielles.
Ce renouveau nucléaire a créé un marché haussier pour l’uranium au cours des dernières années. Avec de nouveaux réacteurs prévus ou en construction dans le monde entier, la demande en combustible nucléaire dépasse la production minière, ce qui entraîne un déficit croissant de l’offre.
En 2025, le marché de l’uranium est en pleine effervescence, les prix et les investissements augmentant à mesure que les services publics et les entreprises technologiques s’efforcent de garantir un approvisionnement à long terme.
Pour les investisseurs, cette situation représente une occasion unique. En effet, certaines entreprises, notamment Cameco, les nouveaux promoteurs de PRM et les spécialistes du cycle du combustible, sont bien placées pour bénéficier de ce changement structurel. Toutefois, ce secteur demeure très sensible aux risques réglementaires, politiques et technologiques, et il est essentiel de continuer à faire preuve d’une vérification diligente.
Opportunités d’investissement et d’innovation : les gagnants et les risques
La convergence de l’électrification et de l’IA entraîne une vague d’investissements dans l’ensemble de la chaîne de valeur énergétique. Aux États-Unis seulement, près de 800 G$ seront nécessaires d’ici 2030 pour moderniser le réseau électrique, en particulier les infrastructures de transport, les réseaux de distribution et les systèmes avancés de stockage d’énergie. Les technologies de batteries, les réseaux intelligents et les systèmes de gestion de l’énergie basés sur l’IA deviennent des outils essentiels pour lisser la variabilité des énergies renouvelables et maintenir la fiabilité du réseau.
Les gagnants de ce nouveau paradigme énergétique émergent dans de multiples secteurs. Des fabricants d’équipements électriques comme Vertiv, Delta, Eaton et Hyundai Electric affichent des carnets de commandes records pour les transformateurs, les dispositifs de commutation et les systèmes de refroidissement.
Des fournisseurs d’infrastructures de gaz et de GNL comme Williams, Energy Transfer et Enbridge tirent parti de la construction d’usines alimentées au gaz à l’échelle du réseau et derrière le compteur.
Des entreprises nucléaires et d’uranium, notamment Talen, Constellation, Cameco et les développeurs de PRM, sont sur le point de prendre leur essor alors que le nucléaire revient au centre du paysage énergétique.
Entre-temps, des entreprises spécialisées dans le matériel optimisé par l’IA et le refroidissement avancé, notamment Delta, Vertiv, AVC et Jentech, mènent la charge des solutions d’alimentation électrique haute densité et de refroidissement liquide pour les centres de données de nouvelle génération.
Cela dit, les risques sont bien réels. Le secteur est volatil, et le rythme des changements technologiques, des évolutions réglementaires et des développements géopolitiques peut rapidement modifier le paysage de l’investissement.
La surconstruction, les actifs condamnés et les revirements politiques constituent autant de pièges potentiels. Pour les investisseurs, la diversification, l’accent sur la qualité et une perspective à long terme sont des éléments essentiels.
Conclusion : gérer la transition énergétique
L’électrification généralisée, amplifiée par l’IA, n’est pas qu’une question d’énergie : il s’agit d’une transformation stratégique, économique et géopolitique.
Les gagnants devront être capables de gérer la complexité de la demande croissante, les contraintes du réseau, les risques liés à la chaîne d’approvisionnement et l’évolution du paysage énergétique. Pour les investisseurs, le défi consiste à s’adapter, à investir et à innover, sous peine d’être laissés pour compte à l’ère de la transition énergétique.
Alors que les systèmes énergétiques et technologiques mondiaux sont plus interdépendants que jamais, les investisseurs ont l’occasion exceptionnelle de participer à la transformation.
En comprenant les forces en présence et en identifiant les entreprises et les secteurs les mieux placés pour réussir, les investisseurs peuvent non seulement participer à la refonte de l’avenir des industries énergétiques et technologiques, mais aussi améliorer leur portefeuille d’investissement.