Macro & Stratégie - Août 2025

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Beauté dangereuse

Section 1 : Qu'y a-t-il de si beau dans cette grande loi ?

À Washington, la beauté dépend souvent du regard de celui qui la contemple, ou plus précisément, de son bénéficiaire. Le dernier train de mesures budgétaires, baptisé « One Big Beautiful Bill » (OBBB), mélange allègrement réductions d’impôts, redéploiements budgétaires et signaux politiques. Il s’agit également d’un test de Rorschach budgétaire : pour certains, il s’agit d’un catalyseur de croissance, pour d’autres, d’un pari imprudent sur l’avenir budgétaire des États-Unis.

Pour l’essentiel, la loi prolonge les réductions d’impôts adoptées sous l’administration Trump en 2017 et qui devaient initialement expirer en 2026. Elles comprennent des baisses pour les particuliers et les entreprises, ainsi que de nouvelles mesures incitatives, comme des allégements fiscaux sur les pourboires et les heures supplémentaires. Pour les entreprises, la loi rétablit la déductibilité intégrale des dépenses de recherche et développement et de construction d’usines, une mesure visant expressément à stimuler les dépenses d’investissement et à relocaliser les chaînes d’approvisionnement.

Mais les baisses d’impôts ne sont pas gratuites. Afin de compenser en partie la perte de revenus, la loi réduit les dépenses consacrées à Medicaid, relance le remboursement des prêts étudiants et supprime certaines mesures incitatives en faveur des énergies vertes mises en place sous l’administration Biden. La défense et la sécurité frontalière bénéficient toutefois d’une augmentation budgétaire, un clin d’œil évident aux électeurs républicains. Le budget consacré à la sécurité frontalière est désormais comparable aux budgets militaires annuels du Royaume-Uni et du Japon.

Le Bureau du budget du Congrès estime que la loi augmentera le déficit de 3 200 milliards $ G au cours des 10 prochaines années, en supposant que les réductions d’impôts de 2017 auraient autrement expiré. C’est une hypothèse importante, mais nécessaire : le Congrès a l’habitude de rendre permanentes les réductions d’impôts temporaires, et on ne peut que supposer que les mesures de contrôle des coûts prévues dans cette loi pour 2029 et au-delà pourraient bien être annulées d’ici là.

Faits saillants

  • La trajectoire budgétaire des États-Unis devient de plus en plus insoutenable, avec des déficits structurellement élevés et un fardeau croissant lié aux intérêts qui menacent la stabilité à long terme.
  • La courbe des taux des bons du Trésor américain reflète une anxiété croissante des investisseurs, alors que la hausse des primes de terme et la baisse de la demande pour les actifs refuges font grimper les rendements à long terme.
  • Nous avons clôturé toutes nos positions discrétionnaires en devises et maintenons une posture orientée vers le risque avec une surpondération des actions, tout en ajoutant une position sur l’or et en demeurant sous-pondérés en titres à revenu fixe de longue durée.

Les droits de douane constituent la variable imprévisible de la loi. Bien que les taux exacts et les réactions commerciales demeurent incertains, les estimations préliminaires suggèrent que les recettes supplémentaires provenant des différents décrets de Trump pourraient atteindre 250 à 300 milliards G$ par an1. Ce n’est pas une somme négligeable, mais elle ne suffit pas à compenser entièrement le coût de la loi, surtout si l’on tient compte du frein que les droits de douane imposent à la croissance.

En ce qui concerne la répartition, la loi est régressive. Les allégements fiscaux profitent davantage aux ménages et aux entreprises à revenus élevés, tandis que les coupes budgétaires touchent de manière disproportionnée les Américains à faibles revenus. Des programmes tels que Medicaid sont les plus durement touchés, même si bon nombre de ces coupes auront lieu après le second mandat de Trump, ce qui en fait davantage des monnaies d’échange politiques que des certitudes budgétaires.

D’un point de vue macroéconomique, l’évolution du déficit est déterminante. Une analyse en glissement annuel des dispositions fiscales et des dépenses nous donne une idée de l’impact attendu sur la croissance économique. L’impulsion budgétaire de la loi sera positive dans les premières années, en particulier en 2026, et stimulera la croissance à court terme. Cela marque une différence notable par rapport au statu quo, car l’expiration des réductions d’impôts de 2017 aurait entraîné un ralentissement significatif.

Le choix du moment n’est pas fortuit. L’impulsion fiscale intervient juste avant les élections de mi-mandat de 2026, ce qui pourrait donner un coup de pouce aux candidats républicains. Elle compensera également certains des effets négatifs des droits de douane. Mais d’ici 2029, la relance s’estompera et l’impulsion budgétaire deviendra négative, à moins de nouveaux changements politiques.

Cependant, cette question sera du ressort d’une autre administration et, comme indiqué ci-dessus, les mesures de contrôle des coûts qui devraient alors entrer en vigueur pourraient très bien être annulées.

Le tableau d’ensemble est celui d’un projet de loi qui pérennise des déficits structurellement élevés, y compris en temps de paix et dans une économie en croissance. Même en incluant les recettes tarifaires, le déficit devrait se maintenir à environ 6 % du PIB, un niveau qui n’a été atteint qu’une seule fois entre la Seconde Guerre mondiale et la pandémie de COVID-19 : en 2009, au plus fort de la crise financière mondiale.

Il ne sera pas facile de résoudre ce casse-tête. Les paiements d’intérêts représentent désormais environ la moitié du déficit total. Pour réduire le poids de la dette, les États-Unis auraient besoin d’excédents primaires soutenus, un scénario peu probable dans le climat politique actuel.

Pour les investisseurs, cela soulève des questions délicates : les actions américaines ont-elles surfé sur une vague de gaspillage fiscal ? Et si c’est le cas, qu’adviendra-t-il lorsque le vent tournera ?

Section 2 : Une vue d’ensemble de la situation budgétaire américaine

Dette : une question de trajectoire plus que de taille

À partir de quand la dette devient-elle dangereuse ? La question n’est pas tant celle du niveau absolu que celle de la trajectoire. Un ratio dette/PIB de 100 % peut être viable s’il est stable ou en baisse. Mais un ratio de 50 % qui augmente sans cesse ? C’est un signal d’alarme.

Les économistes invoquent souvent la contrainte budgétaire intertemporelle : la valeur actuelle des excédents primaires futurs doit être égale à l’encours actuel de la dette. Si cette condition n’est pas remplie, la dette doit finalement être éliminée par l’inflation, faire l’objet d’un défaut de paiement ou être compensée par des changements politiques radicaux.

Pour les marchés émergents, le point de rupture arrive souvent tôt. Mais pour les économies développées, en particulier les États-Unis, qui émettent la monnaie de réserve mondiale, la barre est plus haute. La profondeur des marchés financiers, la souveraineté monétaire et la crédibilité institutionnelle permettent de gagner du temps. Mais elles ne sont pas une garantie d’immunité.

Soyons clairs : le risque réel et imminent pour les États-Unis n’est pas le défaut de paiement, mais la réévaluation. Si les marchés obligataires perdent confiance en la viabilité budgétaire des États-Unis, ils exigeront une prime de risque plus élevée. Cela se traduira par une hausse des taux, une baisse de la valeur des actifs et un resserrement des conditions financières.

L’écart fiscal : l’éléphant de 200 000 milliards $ dans la pièce

Les travaux de l’économiste Laurence Kotlikoff sur le concept d’« écart fiscal »2 donnent à réfléchir.

L’écart fiscal mesure la différence entre la valeur actuelle des recettes futures prévues d’un gouvernement et ses obligations de dépenses futures prévues, c’est-à-dire essentiellement l’ampleur de l’ajustement nécessaire aujourd’hui pour rendre la politique budgétaire viable à long terme.

Kotlikoff estime que les États-Unis sont confrontés à un déficit de 150 à 200 000 milliards de dollars à très long terme. Selon ses travaux récents, combler cet écart nécessiterait une augmentation permanente de 40 à 60 % des impôts fédéraux, ou des réductions de dépenses équivalentes de 30 à 40 %. Politiquement invraisemblable ? Absolument. Mais il n’en reste pas moins que les politiques actuelles ne sont pas viables. Il ne s’agit pas d’un simple exercice théorique. L’écart fiscal reflète l’inadéquation entre les engagements de dépenses à long terme et la structure actuelle des recettes. C’est le déficit structurel, et non le déficit cyclique, qui préoccupe les économistes.

Des seuils qui comptent

Cette question soulève une question importante : quelle mesure de l’endettement public est en réalité la plus utile pour un pays comme les États-Unis ? Et quels sont les seuils à surveiller ?

La littérature offre quelques pistes :

  • Ratio dette/PIB supérieur à 90 % : l’étude de Reinhart et Rogoff publiée en 20103 suggérait que ce niveau pouvait nuire à la croissance. Cette conclusion a été débattue, mais l’intuition demeure : un endettement élevé peut entraver les investissements et réduire la flexibilité fiscale. Même si le seuil peut être plus élevé pour une économie comme celle des États-Unis, des études universitaires4 suggèrent qu’une augmentation d’un point de pourcentage du ratio dette/PIB entraîne une hausse de trois points de base du taux américain à 10 ans. Comme le Bureau du budget du Congrès prévoit une augmentation de ce ratio d’environ 20 points de pourcentage au cours de la prochaine décennie, cela signifierait une augmentation permanente de 60 points de base du taux à 10 ans.
  • Déficits primaires persistants en période d’expansion : si un gouvernement n’est pas capable de dégager des excédents en période de conjoncture favorable, il ne dispose d’aucune marge de manœuvre pour traverser les périodes difficiles.
  • Paiements d’intérêts supérieurs à 15-20 % des revenus : ici, la situation devient délicate.

Le ratio des paiements d’intérêts par rapport aux recettes semble généralement privilégié et fournit les comparaisons historiques les plus utiles. Sur ce point, les États-Unis sont dans le rouge. Selon la Banque mondiale, les paiements d’intérêts ont atteint 18 % des recettes fédérales en 2023.

Ce chiffre est historiquement élevé, et il continue d’augmenter. La Banque mondiale considère qu’un taux compris entre 15 et 20 % constitue une zone de tension. Pour les marchés émergents, c’est un facteur déclencheur de crise. Pour les États-Unis, c’est un signal d’alerte. À titre de comparaison, les États-Unis affichaient en 2023 le même ratio que la Grèce en 2011, à l’aube de la crise de la dette souveraine européenne.

Cela signifie-t-il que l’économie américaine est au bord d’un accident fiscal ? Certainement pas. Mais cela montre bien que les risques sont désormais imminents et que, de manière réaliste, le moment est venu d’agir.

Des coûts d’intérêt plus importants que jamais

Pourquoi la situation budgétaire des États-Unis est-elle si importante aujourd’hui ? Au-delà des risques liés aux marchés financiers, les raisons sont multiples et bien réelles.

Entre autres, le poids excessif de la dette d’un pays a des répercussions sur les aspects importants suivants :

  • Effet d’éviction : plus les intérêts payés sont élevés, moins il y a de marge de manœuvre pour les infrastructures, la défense ou les programmes sociaux.
  • Confiance des marchés : une hausse des coûts du service de la dette peut inquiéter les investisseurs.
  • Rigidité des politiques : le poids élevé des intérêts limite la flexibilité fiscale en période de ralentissement économique.

Si vous n’êtes toujours pas convaincu, sachez que le Comité pour un budget fédéral responsable souligne que les intérêts constituent déjà le cinquième poste de dépenses fédérales. D’ici 2045, ils pourraient dépasser toutes les dépenses discrétionnaires. Le Bureau du budget du Congrès prévoit que les coûts liés aux intérêts pourraient atteindre 8,7 % du PIB d’ici 2051, contre une moyenne historique de 2 %. Non seulement cette situation est insoutenable, mais elle est déstabilisante.

Le problème R > G

Si l’on examine cette situation à travers le prisme de la théorie macroéconomique, la pression à la hausse sur les taux d’intérêt, combinée à des perspectives de croissance économique plus faibles, est, vous l’aurez deviné, préoccupante.

Pendant une grande partie des années 2010, les taux d’intérêt (R) ont été inférieurs à la croissance du PIB nominal (G), ce qui a permis à la plupart des gouvernements mondiaux de dégager un léger déficit primaire (c’est-à-dire le déficit avant paiement des intérêts) tout en maîtrisant leur niveau d’endettement. Bien sûr, le gouvernement américain a dépassé cette marge de sécurité en enregistrant des déficits primaires supérieurs à 3 % pendant la majeure partie de la décennie, ce qui a entraîné une explosion de la dette.

Le monde postpandémique a bouleversé la donne. Aujourd’hui, alors que les taux à long terme (voir le taux à 10 ans dans le graphique ci-dessous) atteignent des sommets inégalés depuis plusieurs décennies, R pourrait dépasser G, ce qui signifie que la situation pourrait changer radicalement.

La situation actuelle montre que le gouvernement américain paie 3,3 % d’intérêts sur sa dette en circulation et que l’économie croît à un rythme de 4,7 %. Ainsi, le gouvernement américain pourrait afficher un déficit primaire de 1,4 % du PIB sans que la dette dépasse 100 % du PIB. Or, le déficit primaire des États-Unis dépasse 3 %, soit plus du double de ce niveau. Et pour l’avenir, étant donné que les taux à 10 ans, déjà plus ou moins équivalents au rythme de la croissance nominale, continuent d’augmenter, la marge de manœuvre pour les déficits primaires est tout simplement en train de disparaître.

Nous pourrions continuer encore longtemps, mais le message est on ne peut plus clair : les chiffres ne tiennent pas la route.

Section 3 : Leçons tirées du Canada; nous sommes déjà passés par là

Si les États-Unis cherchent un modèle à suivre en matière de fiscalité, ils n’ont pas besoin de chercher plus loin que leur voisin du Nord. Au début des années 1990, le Canada était confronté à sa propre crise d’endettement. Les paiements d’intérêts représentaient 30 % des recettes fédérales. Sa réponse? Une réforme rapide et radicale.

Le gouvernement canadien a adopté un ratio de 6 pour 1 entre les réductions des dépenses et les hausses d’impôts. Les dépenses de programmes ont diminué de près de 10 % en valeur nominale et de 14 % en valeur réelle entre 1994 et 1997. Certains ministères ont subi des coupes budgétaires de 50 % ou plus.

Les transferts aux provinces ont été réduits. Les subventions aux entreprises ont été sabrées. La privatisation s’est accélérée. Et des ancrages fiscaux ont été mis en place pour rétablir la crédibilité. Les prévisions de recettes prudentes et les réserves pour imprévus sont devenues la norme. Résultat ? Le Canada est passé du statut de paria fiscal à celui de modèle à suivre.

Le ratio de la dette sur PIB a diminué. Le fardeau des intérêts s’est allégé. Et la confiance des marchés est revenue. En matière de croissance économique réelle, l’économie canadienne a pris du retard par rapport à celle des États-Unis pendant la majeure partie des années 1990. Elle a toutefois repris une tendance comparable au cours de la décennie suivante, affichant même des périodes de performance supérieure.

La morale de cette histoire : les redressements fiscaux sont possibles, mais ils nécessitent une volonté politique, une discipline institutionnelle et le courage de prendre des décisions difficiles.

Section 4 : Remèdes pour les États-Unis; le chemin vers la raison

Les États-Unis ont la capacité de redresser leurs finances publiques. Les impôts sont faibles par rapport aux normes internationales. La croissance de la productivité demeure solide. Les problèmes fiscaux actuels sont plus théoriques que réels. Mais le temps presse.

Dans sa déclaration au titre de l’article IV pour 2024, le FMI a été catégorique : le déficit américain est « trop important » et la dette suit une trajectoire insoutenable. Il recommande une consolidation, dès le départ, de 1 % du PIB par an, avec pour objectif un excédent primaire d’ici le début des années 2030.

La tâche ne sera pas facile. Les États-Unis n’ont pas enregistré d’excédent primaire depuis 2001. Et avec des taux d’intérêt réels désormais supérieurs à la croissance réelle du PIB, l’équation est impitoyable.

Que faire alors ? L’administration Trump a montré une certaine volonté de s’attaquer à ce problème avec sa politique tarifaire générale, qui revient en gros à une hausse substantielle des impôts pour les consommateurs américains. Nous sommes toutefois sceptiques quant à la capacité des droits de douane à générer des recettes fiables, car les objectifs déclarés de cette politique sont souvent contradictoires5 , et leur légalité reste douteuse. Néanmoins, une partie des recettes tarifaires devrait perdurer au-delà de l’administration Trump, ce qui constituera une partie de la solution. Mais, comme nous l’avons vu dans la première partie, même avec des hypothèses quelque peu généreuses, de tels revenus seront loin de résoudre le casse-tête budgétaire. En conséquence, nous pensons que les Américains devront dorénavant combiner les mesures suivantes.

  1. Rétablir la discipline fiscale
    • Adopter des repères fiscaux crédibles.
    • Réformer les programmes sociaux afin de refléter les réalités démographiques.
    • Limiter les dépenses discrétionnaires et procéder à des évaluations régulières.
  2. Améliorer l’efficacité des revenus
    • Élargir l’assiette fiscale en réduisant les échappatoires.
    • Moderniser les systèmes de l’agence du revenu (Internal Revenue Service, ou IRS) afin de combler le déficit fiscal, c’est-à-dire les impôts dus, mais non payés à temps. Selon des estimations récentes, les recettes fiscales de l’IRS sont inférieures d’environ 700 milliards G$ à ce qu’elles devraient être.
    • Envisager l’introduction d’une taxe sur la consommation ou d’une taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
  3. Réduire le poids des intérêts
    • Allonger la durée des emprunts afin de pouvoir bénéficier de taux plus bas.
    • Éviter le recours excessif à la dette à court terme.
    • Préserver l’indépendance de la Réserve fédérale afin de maintenir la crédibilité monétaire.
  4. Restaurer la confiance des marchés
    • Mettre fin à la politique budgétaire risquée : les impasses sur le plafond de la dette érodent la confiance.
    • Accorder plus d’importance aux projections à long terme et aux tests de résistance du Bureau du budget du Congrès.
    • Afficher un engagement bipartite, peut-être au moyen d’une commission fiscale.

La question clé à l’horizon mi-2025 est la suivante : que faudrait-il pour que l’administration actuelle, ou la prochaine, s’attaque sérieusement à la situation fiscale ?

Réponse évidente : une panique des marchés face à un échec des enchères gouvernementales pourrait précipiter les choses. Ou encore, une réaction négative du marché obligataire à l’annonce d’une politique budgétaire ou de la publication de données défavorables. Une réaction aussi rapide et instinctive serait très douloureuse pour les marchés mondiaux et s’accompagnerait probablement d’une correction boursière, voire d’un marché baissier.

Ce scénario pourrait également se produire progressivement, le poids du service de la dette limitant la capacité du gouvernement à jouer son rôle économique en période de difficultés économiques. Il s’accompagnerait probablement d’une vague de décotes, ou tout au moins de perspectives négatives de la part des principales agences de notation, poussant Washington à s’attaquer au problème.

Comme l’a dit Churchill, « on peut toujours compter sur les Américains pour faire ce qu’il faut, après avoir essayé tout le reste». Espérons que ce moment approche.

Section 5 : Transiger des obligations américaines dans un contexte instable

Sur le marché obligataire, la beauté est éphémère et le danger, omniprésent. Cette réalité est particulièrement évidente sur le marché des titres du Trésor américain, où les investisseurs sont confrontés à un mélange instable d’excès budgétaires, de changements de cap monétaire et d’incertitudes structurelles. Le One Big, Beautiful Bill a peut-être été conçu pour stimuler la croissance et consolider le capital politique, mais ses effets secondaires se répercutent avec une force croissante sur la courbe des taux.

Une courbe sous pression

La courbe des taux du Trésor américain s’est transformée en champ de bataille entre soulagement à court terme et inquiétude à long terme. Au début de 2024, les taux à court terme ont bondi au-dessus de 5 %, la Fed maintenant sa fermeté face à une inflation tenace. Mais avec le ralentissement de la croissance et la reprise de la désinflation, la Fed a changé de cap, abaissant son taux directeur en deuxième moitié d’année.

Depuis, les taux à court terme sont repassés sous la barre des 4 %, offrant un répit modeste aux actifs risqués.

Il en va toutefois autrement pour les taux à long terme. Les taux à 10 ans ont grimpé à environ 4,8 % en janvier 2025, et les obligations à 30 ans oscillent autour de 5 %, les deux se rapprochant de sommets pluriannuels qui reflètent une hausse de la prime de terme. Les investisseurs exigent une compensation plus importante pour conserver la durée dans un contexte où la politique budgétaire est souple, les risques d’inflation persistent et la Fed n’est plus l’acheteur de dernier recours. Comme le montre le graphique ci-dessous, la prime à terme à 10 ans a contribué environ 200 points de base à la hausse des taux au cours des 24 derniers mois.

La forme de la courbe reflète cette tension. L’écart entre les échéances à 2 et 10 ans, qui était fortement inversé à près de -100 points de base, s’est modéré pour s’établir autour de -50 points de base. Parallèlement, l’écart entre les échéances à 5 et 30 ans s’est fortement creusé, atteignant récemment près de 90 points de base, les marchés anticipant un ralentissement de la croissance et une fin prochaine du cycle de resserrement monétaire de la Fed.

Le retour de la prime à terme

Pendant une bonne partie de la période qui a suivi la crise financière mondiale, la prime à terme était plutôt en baisse, sous l’effet de l’assouplissement quantitatif, l’excédent mondial d’épargne et le repli vers les valeurs refuges. Mais elle est de retour, et en force.

Depuis la mi-2024, on estime que la prime à terme a augmenté d’environ 100 points de base, sous l’effet de quatre facteurs interdépendants :

  1. Choc d’offre fiscal : le Trésor américain émet des titres à un rythme jamais vu en temps de paix. Les émissions nettes devraient se situer entre 1 300 et 1 500 milliards de G$ par an, avec une part croissante d’échéances plus longues.
    Les modèles historiques suggèrent qu’une augmentation de 1 point de pourcentage du ratio dette/PIB ajoute jusqu’à 3 points de base à la prime à 10 ans, en dehors des régimes d’assouplissement quantitatif. Avec un ratio d’endettement américain en hausse d’environ 20 points depuis la COVID, les calculs indiquent une prime structurellement plus élevée.
  2. Incertitude inflationniste : l’IPC global s’est refroidi, passant de son pic de 9 % en 2022 à environ 2,5 %, mais la voie à suivre demeure incertaine. Des forces structurelles (resserrement du marché du travail, démondialisation, transition énergétique) contribuent à maintenir les anticipations d’inflation à un niveau élevé.
  3. Incertitude politique : l’indépendance de la Réserve fédérale, probablement l’institution financière la plus importante au monde, est actuellement remise en cause par la Maison-Blanche. La moindre crainte d’une politisation de la politique monétaire nuit à la confiance des investisseurs.
  4. La possible fin de l’ère des valeurs refuges : lors des crises précédentes, les titres du Trésor américain ont fortement rebondi, comme au début de la pandémie de COVID-19, pendant la crise de la zone euro ou même lors de l’impasse du plafond de la dette en 2011. Mais avec la détérioration des perspectives fiscales américaines et la diversification des réserves mondiales au détriment du dollar, ce réflexe d’achat s’affaiblit. Les investisseurs ne partent plus du principe que les titres du Trésor américain rebondiront systématiquement en cas de repli des marchés. Ce changement modifie les calculs et relève le seuil de taux minimal.

Demande : toujours présente, mais en perte de vitesse

Malgré l’offre abondante, les adjudications du Trésor trouvent toujours de nombreux acheteurs. En juin, celles portant sur des titres à 20 et 30 ans ont bénéficié d’une forte demande étrangère après un mois de mai plus modéré. Mais le marché fait payer le prix au gouvernement : les taux sont souvent plus élevés que ce que prévoit le Trésor, en particulier sur les échéances plus longues.

Les acheteurs étrangers, après s’être débarrassés des bons du Trésor en 2022-2023, sont revenus en 2025, avec des avoirs totaux dépassant les 9 000 milliards G$. Mais la répartition évolue. La demande est la plus forte pour les bons du Trésor, qui représentent désormais environ 15 % des avoirs étrangers, leur plus haut niveau depuis 2010. Ce changement reflète à la fois une préférence pour la liquidité et une prudence croissante à l’égard des risques fiscaux à long terme aux États-Unis.

Les changements de politique à l’étranger, tels que la hausse des taux au Japon et la diversification des réserves chinoises, ajoutent à l’incertitude qui pèse sur la demande à long terme.

Sur le plan intérieur, les fonds monétaires américains absorbent avidement le flot de nouveaux bons du Trésor, contribuant ainsi à stabiliser le marché à court terme. Mais cette demande est sensible aux taux d’intérêt et pourrait s’estomper si la Fed réduit ses achats de manière plus agressive ou si l’appétit pour le risque revient.

Implications stratégiques : la durée n’est plus un repas gratuit

Pour les investisseurs, le message est clair : les obligations américaines ne sont peut-être plus l’actif refuge qu’elles étaient autrefois. La combinaison d’émissions massives, de primes à terme en hausse et d’une diminution des flux vers les valeurs refuges signifie que les obligations américaines à long terme comportent désormais plus de risques et moins de stabilité que par le passé. Cela ne signifie pas pour autant que les titres du Trésor américain sont à éviter. Mais cela implique que le positionnement doit être plus tactique, plus attentif aux valorisations et mieux adapté à la dynamique budgétaire. Dans un contexte où la Fed se retire et où le Trésor américain prend le relais, la partie longue de la courbe n’est plus seulement le reflet de la croissance et de l’inflation, mais aussi un référendum sur la crédibilité budgétaire.

Positionnement

Nous continuons de surpondérer les actions, soutenues par des bénéfices solides et une accalmie géopolitique, malgré l’incertitude macroéconomique et commerciale persistante. Aux États-Unis, la dynamique des bénéfices demeure solide, avec des prévisions de croissance continue du bénéfice par action et du ratio cours/bénéfice. Le cycle d’investissement dans l’intelligence artificielle continue de surprendre à la hausse, renforçant les bénéfices et les valorisations des grandes capitalisations.

Bien que nous continuions de voir un potentiel de hausse pour les actions américaines et canadiennes, nous orientons notre position surpondérée vers les marchés émergents afin d’améliorer la diversification. Les actions hors des États-Unis ont surperformé au premier semestre, et nous pensons que cette tendance se poursuivra, bien qu’à un rythme plus lent. La faiblesse du dollar américain a soutenu les exportateurs américains et les entreprises générant des revenus à l’étranger, notamment les mégacapitalisations technologiques.

Les entreprises s’adaptent aux risques liés aux droits de douane et les marchés semblent moins réactifs aux actualités, intégrant en partie les droits de douane annoncés dans leurs cours.

Ce contexte favorise une attitude de prise de risque, même si nous restons prudemment optimistes et maintenons une protection modérée contre les risques extrêmes alors que le sentiment gagne en euphorie.

Nous avons aussi surpondéré l’or pour nous protéger contre les risques géopolitiques, commerciaux et budgétaires. Au-delà de son rôle défensif, la demande soutenue des banques centrales continue d’être un moteur structurel des cours de l’or.

Nous continuons de sous-pondérer les titres à revenu fixe, en particulier ceux à longue durée. Bien que les obligations offrent une diversification, le rapport risque/rendement reste peu attrayant. La dynamique budgétaire américaine est préoccupante, les déficits croissants et les questions au sujet de l’indépendance de la Fed ajoutant des risques supplémentaires. La Fed n’est pas pressée d’assouplir sa politique monétaire, l’inflation est sous contrôle et la croissance demeure résiliente. Les marchés anticipent deux baisses d’ici la fin de l’année, mais ceux-ci pourraient être déçus compte tenu des incertitudes commerciales et de la vigueur de l’économie.

Du côté des devises, nous avons clôturé nos positions discrétionnaires en devises étrangères — auparavant exprimées par des surpondérations en CAD, en euro et en yen. Ces positions avaient été mises en place progressivement au cours du premier semestre de 2025, sur la base d’une thèse de faiblesse du dollar américain à moyen terme, soutenue par des facteurs cycliques et structurels. Toutefois, l’évolution récente des marchés est allée à l’encontre de ce scénario, ce qui nous a incités à liquider ces positions. Nous continuons de suivre de près les politiques budgétaires, l’inflation et les signaux des banques centrales, alors que nous réévaluons le contexte macroéconomique.


1 Cette hypothèse repose sur le maintien des importations à leur niveau actuel, ce qui semble peu probable à long terme, car des droits de douane importants inciteraient les consommateurs à se tourner vers les produits nationaux.
2 Vous trouverez ici les réflexions du professeur Kotlikoff sur le concept d'écart fiscal ainsi que des mises à jour régulières
3 Carmen M. Reinhart et Kenneth S. Rogoff, Growth in a Time of Debt, Document de travail n° 15639 du NBER, National Bureau of Economic Research, janvier 2010.
4 Voir, par exemple, Plante, Richter et Zubairy, Revisiting the Interest Rate Effects of Federal Debt, Banque fédérale de réserve de Dallas, 2025.
5 Par exemple, si les droits de douane parviennent à réduire les importations et à ramener des emplois manufacturiers, ils ne devraient pas générer une augmentation significative des recettes.

Sébastien Mc Mahon

Vice-président, allocation d'actifs, stratège en chef, économiste sénior et gestionnaire de portefeuilles

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Alex Bellefleur

Vice-président sénior, chef de la recherche, allocation d’actifs

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