Macro & Stratégie - Septembre 2025

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On n’a pas toujours ce qu’on veut

Section 1 : L'inflation s’en vient (que ça vous plaise ou non)

Alors que nous entrons dans la dernière ligne droite de 2025, la réalité d’un monde dans lequel les États-Unis imposent des droits de douane de représailles même à leurs plus proches partenaires commerciaux s’installe peu à peu.

Voici le bilan. Après un début d’année marqué par un taux effectif des droits à l’importation se situant en moyenne à environ 2 %, les États-Unis ont connu une escalade spectaculaire des barrières commerciales; le taux effectif dépasse désormais 10 %, se dirigeant très probablement vers un niveau apparemment permanent de 15 à 20 %, du jamais vu depuis les années 1930.

Bien que l’intention déclarée soit de stimuler la croissance et de rééquilibrer les relations commerciales, les conséquences à court terme commencent à se faire sentir : hausse des coûts des intrants, augmentation des pressions inflationnistes et fragmentation croissante des chaînes d’approvisionnement.

De nombreux investisseurs continuent d’espérer que l’impact de ces droits de douane, qui atteignent des niveaux inégalés depuis des générations, sera limité. Certains experts et décideurs politiques ont fait valoir qu’ils n’entraîneront qu’une hausse ponctuelle des prix et que leur impact sur l’inflation ne sera donc que temporaire. Certains pensent même que l’impact sera déflationniste à long terme, car les droits de douane ralentissent la croissance économique et finissent par entraîner une baisse des prix dans l’ensemble de l’économie.

Faits saillants

  • La montée des tarifs douaniers aux États-Unis engendre un choc inflationniste structurel du côté de l’offre, remettant en question le scénario consensuel d’un retour à une économie « Goldilocks » et signalant des pressions inflationnistes persistantes.
  • Malgré le soutien à court terme des baisses de taux attendues de la Fed, les marchés sous-estiment les risques liés à une perte d’indépendance de la banque centrale, ce qui pourrait entraîner une hausse des taux longs, une dépréciation du dollar et une volatilité accrue.
  • Nous maintenons une légère surpondération en actions, notamment en Europe et en Asie, tout en conservant une sous-pondération en obligations mondiales et une préférence pour certaines devises comme le yen et les monnaies émergentes à haut rendement, compte tenu des dynamiques macroéconomiques et politiques.

Mais nous pensons que cette opinion relève davantage du vœu pieux. Les droits de douane ont tendance à agir comme une taxe sur la consommation et la production, et leur effet perturbateur se fera sentir au fil du temps. En termes économiques, les droits de douane, et plus généralement la montée du protectionnisme, représentent un choc négatif sur l’offre. L’histoire et la théorie nous enseignent qu’un tel choc entraîne simultanément une hausse des prix et une baisse de la production. D’un point de vue stratégique, nous recommandons d’adopter une vision à long terme : les coûts économiques seront probablement concrets et la voie à suivre en matière de politique publique pourrait s’avérer plus complexe que ne le prévoient actuellement les marchés.

Le fonctionnement interne des droits de douane

L’impact inflationniste des droits de douane est souvent sous-estimé, car il n’est pas immédiat, mais cumulatif.

Au départ, les entreprises absorbent les hausses de coûts grâce à leurs marges ou à leurs stocks de réserve. Mais à mesure que ces réserves s’épuisent, les pressions sur les coûts commencent à se faire sentir. Nous entrons maintenant dans cette phase.

Pour comprendre l’impact des droits de douane sur la situation économique, il faut partir de zéro.

Commençons par une évidence. Les droits de douane sont une forme d’imposition, et l’argent perçu par le gouvernement provient forcément de quelque part. Dans le cas présent, il arrive directement des comptes bancaires des importateurs. En juillet, les droits de douane bruts mensuels des États-Unis s’élevaient à un peu plus de 28 milliards $, contre environ 8 milliards $ en février 2025. En d’autres mots, les entreprises américaines versent chaque mois 20 milliards $ supplémentaires à l’Oncle Sam, qu’elles doivent compenser soit en réduisant leurs marges, soit en augmentant leurs prix, soit, plus probablement, en combinant les deux.

L’un des arguments de vente de la politique commerciale de Trump consistait à dire que ce seraient les exportateurs mondiaux qui paieraient la note, en réduisant leurs prix pour conserver leurs parts de marché dans le plus grand bassin de consommation du monde. Or, les données suggèrent que ce n’est pas encore le cas.

Le Bureau of Labor Statistics publie des données sur l’indice des prix des importations américaines, mais avec la particularité intéressante de ne pas y inclure les droits de douane ni les taxes, ne laissant apparaître que le prix payé par les importateurs américains de biens et services. Comme le montre le graphique ci-dessus, le coût des importations avant droits et taxes est demeuré stable au cours des 18 derniers mois, ce qui indique que les exportateurs étrangers n’ont fait aucune concession sur les prix.

Lorsque l’on tient compte de l’estimation de l’évolution des prix à l’importation et des taxes et droits, les importateurs paient de facto la facture, avec une hausse de 7 % du coût des importations. Comme le taux de droit effectif s’établit à 10 % et devrait atteindre 15 à 20 % dans les mois à venir, nous devrions assister à une accélération de l’impact au cours des deux ou trois prochains mois. L’effet sur l’IPC ne devrait donc pas tarder à se faire sentir.

L’impact différé des droits de douane se fait sentir sur les prix à la production, qui ont connu leur plus forte hausse mensuelle depuis la période inflationniste de 2021 et 2022.

La prochaine étape logique serait que cette augmentation se répercute sur l’inflation des prix à la consommation au cours des deux prochains trimestres.

Le plus important pour les investisseurs et les décideurs politiques, c’est que cette inflation n’est pas seulement transitoire, mais structurelle. Les droits de douane perturbent les chaînes d’approvisionnement, réduisent la pression concurrentielle (ce qui permet aux entreprises américaines en concurrence avec des fournisseurs mondiaux d’augmenter leurs propres prix) et encouragent la substitution nationale; autant de facteurs qui tendent à faire augmenter les prix à long terme.

Rappel : l’inflation tend à être tenace

Les marchés ont passé la majeure partie de l’année 2025 à anticiper un retour au régime « Goldilocks » : croissance modérée, inflation en baisse et une Réserve Fédérale (Fed) accommodante. Cependant, le contexte macroéconomique évolue et la voie à suivre semble beaucoup moins fluide que ne le laisse entendre le consensus. Bien que l’inflation globale demeure maîtrisée, l’inflation des biens de base s’accélère à nouveau, et ses répercussions commencent à se faire sentir dans les conférences téléphoniques portant sur les résultats trimestriels et dans les sondages auprès des entreprises.

Cet élément est important, car l’inflation est tenace par nature. Une fois installée, elle a tendance à perdurer, surtout lorsqu’elle est alimentée par des contraintes du côté de l’offre plutôt que par une surchauffe de la demande.

Pour analyser l’inflation, il faut diviser l’IPC en deux composantes, l’une tenace et l’autre flexible, une distinction clairement établie par l’analyse de la Fed d’Atlanta.

La partie persistante de l’IPC de base, dominée par les services, demeure élevée par rapport aux normes prépandémiques et s’est accélérée ces derniers mois. Cette tendance est particulièrement notable, car elle s’ajoute aux pressions croissantes exercées par les biens touchés par les droits de douane, renforçant ainsi les arguments en faveur d’une persistance de l’inflation.

Finalement, les effets des droits de douane pourraient également se manifester autrement, sans apparaître dans les données de l’IPC. À mesure que les producteurs s’adaptent à la hausse des coûts des intrants, ils pourraient commencer à déployer des tactiques comme la « réduflation » (quantité réduite, mais dans le même emballage), la « déqualiflation » (l’utilisation de matériaux moins chers et baisse de la qualité de fabrication) ou encore la disparition silencieuse de produits étrangers sur les étagères à mesure que des fournisseurs quittent le marché américain.

Il en résulte une érosion insidieuse de la qualité de vie économique : les consommateurs paient davantage, mais obtiennent moins — en quantité, en qualité et en choix. Cette détérioration n’est pas seulement économique, elle est aussi psychologique. Elle gruge la confiance, la satisfaction et la perception de prospérité. En ce sens, les droits de douane sont inflationnistes non seulement en matière de prix, mais aussi d’expérience vécue.

La réaction modérée du marché s’explique probablement par le fait que l’inflation globale demeure contenue pour l’instant et que la Fed n’a pas encore tiré la sonnette d’alarme. Cependant, c’est précisément ce qui rend la situation risquée. Plus les pressions inflationnistes s’accumulent sous la surface, plus l’ajustement pourrait être brutal lorsqu’elles éclateront.

Section 2 – Trump n’obtiendra peut-être pas ce qu’il veut de la Fed

Alors que la pression sur les prix exercée par les droits de douane fait son chemin dans l’économie américaine, le plus important est peut-être la manière sans précédent dont l’administration Trump fait pression sur la Réserve Fédérale pour qu’elle abaisse son taux directeur. Le marché ne semble pas s’en émouvoir : les contrats à terme tablent sur des baisses de taux de plus de 100 points de base au cours des 12 prochains mois, et le discours sur l’« assouplissement monétaire » a pour effet de soutenir les marchés boursiers, qui atteignent des niveaux records.

Cependant, lorsque l’on examine les fondamentaux macroéconomiques, les arguments en faveur d’un assouplissement sont loin d’être convaincants. En fait, il est difficile de justifier une baisse quelconque selon le modèle de référence, la règle de Taylor.

À la base, la règle de Taylor est une formule simple, mais puissante qui aide les banques centrales à fixer les taux d’intérêt en fonction de quelques variables clés : l’écart de l’inflation par rapport à son objectif, l’écart entre le taux de chômage et son niveau d’équilibre à long terme et l’écart entre le PIB réel et le PIB potentiel. Considérée comme un GPS de la politique monétaire, cette règle suggère de relever les taux lorsque l’inflation est élevée ou que l’économie est en surchauffe, et d’assouplir la politique monétaire lorsque la croissance est faible et que l’inflation est inférieure à l’objectif.

La beauté de la règle de Taylor réside dans son équilibre : elle ancre la politique monétaire dans les fondamentaux économiques tout en laissant une marge de manœuvre. Elle n’impose pas de décisions, offrant plutôt un repère qui permet souvent de déterminer si la politique monétaire est trop accommodante ou trop restrictive. Au cours des années 2000, par exemple, la Fed a maintenu les taux bien en deçà de ce que prescrivait la règle, une décision qui, selon de nombreux observateurs, a contribué à la bulle immobilière. Aujourd’hui, alors que l’inflation demeure supérieure à l’objectif et que la croissance ralentit, la règle de Taylor reste un outil utile pour évaluer si les banques centrales ont une approche trop accommodante ou trop restrictive.

En appliquant ce modèle à l’économie américaine, nous constatons que le taux directeur actuel est, au mieux, parfaitement conforme à la recommandation du modèle. Au pire, les taux pourraient même être déjà trop bas !

Commençons par les bases. Le PIB nominal des ÉtatsUnis devrait se maintenir dans une fourchette de 4,5 à 5 % au cours des prochaines années. Ce n’est pas seulement sain, c’est robuste. Entre-temps, le taux de chômage oscille autour de 4 %, proche de la plupart des estimations du taux de chômage non accélérationniste (TCNA). Autrement dit, l’économie tourne à plein régime. L’inflation globale s’établit également à 2,7 %, au-dessus de l’objectif de 2 %. Cet environnement n’est pas du genre à nécessiter des mesures de relance monétaire.

Pourtant, les marchés anticipent quatre baisses d’ici mi2026. Pourquoi ? Parce que la politique monétaire risque de plus en plus de devenir subordonnée à la politique, et que les marchés s’adaptent à cette réalité.

L’administration Trump-Bessent n’a pas caché son désir de voir les taux baisser, et la pression sur la Fed s’intensifie.

Au début, cette pression semblait porter principalement sur le président Jerome Powell. Cependant, l’administration a récemment élargi son approche en ciblant le conseil des gouverneurs de la Fed et en se demandant publiquement si elle devait s’impliquer dans la nomination des présidents des Fed régionales.

Le président Trump ne cherche même pas à cacher ses intentions. En témoigne cette déclaration faite au bureau ovale le 26 août : « Nous aurons très bientôt la majorité. Une fois que nous aurons la majorité, le marché immobilier va tourner à plein régime et ce sera formidable. »

Jusqu’à présent, cette approche agressive semble fonctionner pour la Maison-Blanche : la gouverneure Adriana Kugler a démissionné le 1er août, quelques mois avant la fin de son mandat, et sera remplacée par Stephen Miran, un fidèle de Trump.

De manière surprenante, le président Trump tente désormais de congédier Lisa Cook, elle aussi membre du conseil des gouverneurs, en l’accusant de fraude hypothécaire. Il est trop tôt pour savoir si le congédiement tiendra devant les tribunaux, mais le préjudice causé à l’indépendance de la Fed prend déjà forme.

Les prochains mois mettront véritablement à l’épreuve la crédibilité de la Fed et sa longue histoire d’indépendance (presque totale) vis-à-vis des pressions politiques. Le président Powell, qui arrive au terme de son mandat, a jusqu’ici continué de mettre l’accent sur l’importance de s’appuyer sur les données, de faire preuve de patience et de trouver un équilibre entre les deux volets du double mandat de la Fed.

Mais le mandat de Powell prend fin en mai 2026, et son remplaçant sera une personne nommée par Trump qui s’engagera très probablement à baisser les taux et à stimuler l’économie, comme le souhaite la Maison Blanche. Parallèlement, le conseil des gouverneurs de la Fed sera probablement de plus en plus politisé, entraînant de facto une « trumpisation » de la Fed. De plus, le processus de sélection des 12 présidents des Fed régionales, qui exerceront un nouveau mandat de cinq ans à compter de février 2026, pourrait également tomber sous l’emprise de la politique.

Comme l’histoire l’a montré dans les années 1960 et 1970, la suite des événements aura des implications profondes tant pour le monde économique général que pour Wall Street.

L’importance de l’indépendance de la Fed

Les épisodes impliquant les présidents Johnson et Nixon ne sont pas seulement des drames politiques; ils révèlent les enjeux considérables liés à l’indépendance d’une banque centrale. Lorsque la Réserve fédérale cède à la pression politique, les conséquences peuvent être graves : l’inflation grimpe, la crédibilité s’érode et l’économie en paie le prix.

Une Fed indépendante, en revanche, peut se concentrer sur la stabilité à long terme plutôt que sur la popularité à court terme. Elle peut relever les taux lorsque cela est nécessaire, même si cela présente un inconvénient politique, afin d’éviter la surchauffe et d’ancrer les anticipations inflationnistes. Comme l’a montré l’épisode Johnson-Martin, il est difficile de résister à la pression, mais y céder peut coûter beaucoup plus cher. Nous sommes fermement convaincus du fait que la crédibilité est l’atout le plus précieux de la Fed, comme pour toute banque centrale.

Lorsque les marchés croient que la Fed fera le nécessaire pour contenir l’inflation, les attentes bénéficient d’un ancrage, ce qui en soi contribue à stabiliser les prix. Mais dès que l’ingérence politique s’installe, comme ce fut le cas sous Nixon et Burns, la confiance s’effrite.

Pression politique et Fed : les leçons de Johnson et Nixon

Johnson contre Martin (1965)

À la fin de l’année 1965, le président de la Fed, William McChesney Martin, a relevé les taux d’intérêt afin de refroidir une économie en surchauffe. Craignant les répercussions sur le financement de son programme «Great Society » et de la guerre du Vietnam, le président Lyndon Johnson a convoqué Martin à son ranch au Texas, où une confrontation houleuse a eu lieu. Martin est resté sur ses positions, invoquant le mandat de la Fed. Mais avec le temps, il a admis avoir assoupli sa politique sous la pression, «à ma plus grande honte». L’inflation, qui était en moyenne de 1,5 % depuis plus d’une décennie, a dépassé les 5 % en 1969. Les germes de la grande inflation des années 1970 n’ont pas été semés par les données, mais par la politique.

La détermination initiale de Martin a démontré la valeur de l’indépendance; ses regrets ultérieurs ont révélé à quel point il est difficile de résister à des pressions politiques soutenues.

Nixon contre Burns (1971-1974)

À l’approche des élections de 1972, le président Richard Nixon recherchait une économie florissante. Il s’est fortement appuyé sur le président de la Fed, Arthur Burns, pour y parvenir. Burns s’est plié à ses exigences : les taux ont baissé, la masse monétaire a augmenté et Nixon a remporté une victoire écrasante. Mais les conséquences ont été brutales. L’inflation est passée de 3 % à plus de 12 % en 1974, à la suite de la levée des contrôles sur les salaires et les prix et de chocs extérieurs. La crédibilité de Burns s’est érodée et la réputation de la Fed en a pris un coup.

Il a fallu attendre le taux directeur de 19 % imposé par Paul Volcker en 1979-1980 pour que l’inflation soit enfin endiguée, au prix toutefois d’une profonde récession.

Conclusion

Les gains politiques à court terme peuvent entraîner des difficultés économiques à long terme. Ces exemples soulignent à quel point l’indépendance des banques centrales n’est pas seulement un principe, mais aussi une garantie. Lorsque la Fed se plie à la politique, les anticipations inflationnistes perdent leur ancrage, la crédibilité s’érode et le coût du rétablissement de la stabilité se multiplie.

Les anticipations en matière d’inflation augmentent et la capacité de la Fed à orienter l’économie s’affaiblit. Rétablir cette confiance n’est pas chose facile. Il a fallu les hausses de taux douloureuses de Paul Volcker au début des années 1980 pour restaurer la réputation de la Fed, preuve que l’indépendance n’est pas seulement un idéal de gouvernance, mais une nécessité fonctionnelle

Par nature, les cycles politiques sont courts. Les élus cherchent souvent à relancer l’économie avant les élections, en préconisant des baisses de taux ou un assouplissement de la politique monétaire afin de créer un effet positif temporaire. Mais la politique monétaire agit à plus long terme, avec des conséquences plus profondes. La structure de la Fed — mandats de longue durée pour les gouverneurs et influence limitée du président — est conçue pour la soustraire à ces pressions. Depuis les années 1980, lorsque l’indépendance de la Fed s’est renforcée, l’inflation a été plus faible et les phases d’expansion plus longues. Ce n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat de la séparation entre le monde politique et les décisions concernant les taux.

Au bout du compte, c’est la capacité de dire « non » à des politiciens puissants qui permet à la Fed de dire « oui » à la stabilité des prix et à une croissance durable. L’histoire le montre clairement : l’indépendance n’est pas un luxe, c’est la pierre angulaire d’une bonne gestion économique.

Notre point de vue

La mémoire institutionnelle de la Fed est longue, et les cicatrices des années 1970, quand l’ingérence politique a conduit à une inflation galopante, sont encore fraîches.

De plus, les données ne justifient tout simplement pas un virage. L’inflation sous-jacente, bien qu’en baisse par rapport à son sommet, demeure tenace. La croissance des salaires est solide. Et le choc de l’offre induit par les droits de douane évoqué à la section 1 risque d’ajouter une pression à la hausse sur les prix au cours des prochains trimestres.

Dans ce contexte, une baisse agressive des taux constituerait une erreur. Elle permettrait d’atténuer certains effets négatifs des droits de douane sur l’activité économique, mais risquerait de relancer une inflation galopante, de nuire à la crédibilité de la Fed et de la contraindre à un cycle de resserrement plus agressif par la suite. Elle enverrait également un mauvais signal aux marchés, à savoir que les pressions politiques peuvent l’emporter sur les fondamentaux macroéconomiques.

De plus, les propos du président Trump selon lesquels une politique monétaire souple entraînerait un boom immobilier pourraient être malavisés ; une Fed trop accommodante risquerait d’augmenter à la fois la prime de terme et les anticipations d’inflation, faisant ainsi grimper les taux à long terme de manière significative. Comme les prêts hypothécaires américains sont généralement à taux fixe sur 30 ans, cela pourrait bien rendre l’accès à la propriété encore plus difficile.

Ce n’est pas tout. Parmi les autres conséquences économiques négatives évidentes, citons un affaiblissement considérable du dollar américain en raison du manque de crédibilité de la Fed, entraînant une perte de pouvoir d’achat des ménages (par le biais d’une hausse des prix à l’importation), ainsi qu’une perte d’attractivité pour les investissements étrangers aux États-Unis à cause d’une vision négative à long terme du dollar américain.

Une baisse en septembre est désormais presque garantie après le discours du président Jerome Powell à Jackson Hole fin août. Nous nous gardons de juger si ce revirement est motivé par des considérations politiques ou s’il reflète véritablement le cadre analytique de la Fed. Comme les baisses de taux sont rarement isolées, une ou deux autres sont désormais probables avant la fin de 2025. Mais au-delà de la fin de cette échéance, tous les scénarios sont maintenant possibles et les marchés n’ont pas encore fait leur choix quant à la direction à prendre.

Nous estimons qu’il faut augmenter la probabilité d’une perte d’indépendance de la Fed, ce qui nous amène à formuler les recommandations suivantes, à forte conviction :

Court terme (0–6 mois)

  • Volatilité accrue : il faut s’attendre à une volatilité accrue sur les marchés des actions, des titres du Trésor et des changes à mesure que l’incertitude juridique s’installe.
  • Appétit pour le risque dans les actions : les baisses de taux, ou les anticipations de nouvelles baisses, devraient initialement profiter aux actions, en particulier celles qui sont fortement exposées aux taux d’intérêt.
  • Flux vers les valeurs refuges : l’or, le franc suisse et les obligations souveraines de premier plan pourraient bénéficier du mouvement de repli vers les valeurs refuges.

Moyen terme (6–18 mois)

  • Accentuation de la courbe des taux : si l’indépendance de la Fed est compromise, les taux à long terme pourraient augmenter en raison des craintes inflationnistes et de la perte de crédibilité.
  • Faiblesse du dollar : l’ingérence politique pourrait affaiblir davantage le dollar, en particulier si les investisseurs étrangers perdent confiance envers la politique monétaire américaine.

Long terme (18 mois ou plus)

  • Impératif de diversification : les investisseurs pourraient se tourner vers des actifs mondiaux, en particulier dans les régions où les banques centrales jouissent d’une plus grande indépendance (par exemple, la Banque centrale européenne, la Banque du Japon et la Banque du Canada).
  • Couverture contre l’inflation : il pourrait être prudent d’augmenter la part des actifs réels (matières premières, infrastructures, et obligations liées à l’inflation) dans les portefeuilles.

Conclusion

Pour les investisseurs, la conclusion est sans appel : malgré les pressions inflationnistes émergentes, il faut s’attendre à ce que la Fed adopte une attitude plus souple et s’aligne sur les priorités de l’administration Trump. Le premier effet devrait être une croissance nominale plus élevée, les baisses de taux stimulant la consommation et l’investissement. Parallèlement, les pressions inflationnistes devraient être renforcées, car l’inflation du côté de l’offre due aux droits de douane se heurte à la relance du côté de la demande. Les risques de bulle augmentent également, mais il est encore difficile de savoir si cela se produira dans les actions, les actifs réels ou d’autres actifs spéculatifs.

Notre réaction spontanée à ce feuilleton consiste à penser que l’argent à bon marché tend à profiter aux actions et autres actifs risqués, du moins dans un premier temps. Mais il y aura également des conséquences plus défavorables, car nous estimons que les marchés ne reflètent pas correctement ce qui semble être une rupture significative de l’indépendance de la Fed. Les obligations à long terme sont vulnérables à la hausse de l’inflation et à l’augmentation des primes de terme. Et le dollar, déjà sous pression depuis le début de l’année, devrait continuer à reculer, car l’engagement de la Fed en faveur d’une inflation stable est l’un des piliers essentiels de son rôle de monnaie de réserve mondiale.

Les investisseurs doivent également se rappeler qu’une économie surchauffée entraîne des cycles d’expansion et de récession.

Et même si les périodes d’expansion peuvent durer un certain temps, la récession qui s’ensuit pourrait ternir l’héritage de cette administration, et du trumpisme en général.

Conclusion ? En fin de compte, Trump n’obtiendra peutêtre pas tout ce qu’il souhaite. Il pourrait obtenir des taux directeurs plus bas et une économie survoltée, mais l’histoire nous enseigne qu’il y aura un prix à payer.

Positionnement

Nous conservons une légère surpondération en actions, avec un accent particulier sur les marchés européens et asiatiques. L’amélioration des conditions économiques, notamment en Europe, où les derniers indicateurs de l’activité manufacturière ont surpris à la hausse malgré les tensions commerciales persistantes avec les ÉtatsUnis, renforce notre opinion positive. Les valorisations hors des États-Unis demeurent attrayantes. Bien que les multiples élevés aux États-Unis soient souvent justifiés par la domination des secteurs liés à l’IA, qui connaissent une croissance rapide, nous notons que même les actions américaines non liées à l’IA continuent de se négocier avec une prime importante par rapport à leurs homologues mondiales.

À notre avis, cet écart de valorisation n’est pas entièrement justifié, compte tenu du contexte macroéconomique actuel, et devrait se resserrer avec le temps. L’expansion fiscale en Europe devrait également profiter à des secteurs de l’ancienne économie, tels que l’industrie et la finance. La surperformance enregistrée depuis le début de l’année par des marchés d’actions comme ceux de l’Espagne ou de l’Italie témoigne de cette dynamique. En effet, les marchés peu ou pas exposés aux technologies parviennent toujours à surpasser l’indice S&P 500, fortement marqué par l’IA. Nous voyons donc une occasion d’accroître notre exposition aux régions où les fondamentaux s’améliorent et où les valorisations offrent des points d’entrée plus intéressants.

Nous maintenons notre sous-pondération dans les titres à revenu fixe mondiaux. Même si la probabilité d’un assouplissement monétaire de la Réserve fédérale américaine s’est récemment accrue en raison de l’affaiblissement du marché du travail, nous pensons que les répercussions inflationnistes des droits de douane pourraient accentuer la courbe des taux, limitant ainsi le potentiel de hausse des obligations à plus longue échéance.

Selon nous, cette dynamique remet en question l’hypothèse conventionnelle selon laquelle la durée bénéficiera de manière significative de l’assouplissement monétaire, ou du moins par rapport aux actions.

Parallèlement, les pressions fiscales demeurent élevées, en particulier aux États-Unis, où les déficits persistants continuent à entraîner des émissions importantes. Cette offre constante de durée exerce une pression à la hausse sur les taux et vient renforcer la prudence de notre approche. De plus, nous suivons de près l’évolution de la situation au Japon, où le discours a de nouveau évolué vers la possibilité d’une hausse de taux. Compte tenu des flux importants de capitaux japonais vers les marchés obligataires à taux plus élevés ces dernières années, cela pourrait empêcher la partie longue des courbes de taux de rebondir proportionnellement aux baisses de taux de la Fed. Dans ce contexte, l’allongement de la durée nous semble offrir une valeur ajustée au risque limitée, et nous préférons conserver une certaine flexibilité dans notre exposition aux obligations. Nous sommes prêts à augmenter cette dernière si nous devenons davantage convaincus que les risques inflationnistes s’estompent.

Sur le marché des devises, nous continuons de surpondérer le yen japonais. Plusieurs facteurs structurels et cycliques contribuent à soutenir le yen. La probabilité d’un rapatriement des actifs étrangers par les investisseurs japonais augmente. La Banque du Japon subit également une pression croissante pour ajuster ses taux, l’inflation demeurant supérieure à son objectif.

Les récentes déclarations du secrétaire américain au Trésor, Scott Bessent, semblent également indiquer que les États-Unis font pression sur le Japon pour qu’il relève ses taux, vraisemblablement afin de provoquer une appréciation du yen par rapport au dollar, ce qui améliorerait la compétitivité des États-Unis par rapport au Japon. Nous pensons que le yen s’appréciera à moyen terme. Nous surpondérons également certaines devises à haut rendement des marchés émergents, telles que le real brésilien, la roupie indienne et la livre turque. Avec le virage de la Fed vers des baisses de taux, l’environnement devient plus favorable aux devises des marchés émergents à portage élevé, car les investisseurs sont susceptibles de rechercher des taux plus élevés dans ces pays.

À l’autre extrémité du spectre, nous sommes courts sur le dollar néo-zélandais et le franc suisse. La Banque centrale néo-zélandaise est actuellement l’une des plus accommodantes, une posture qui se reflète dans la devise du pays, que nous voyons s’affaiblir par rapport aux devises du G10. Enfin, nous continuons de penser que le franc suisse est surévalué et que le niveau des taux d’intérêt ne devrait pas attirer d’importants afflux de capitaux, surtout si les investisseurs redeviennent plus optimistes quant aux perspectives européennes. Nous continuons donc de tabler sur une dépréciation de la devise.

Sébastien Mc Mahon

Vice-président, allocation d'actifs, stratège en chef, économiste sénior et gestionnaire de portefeuilles

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Alex Bellefleur

Vice-président sénior, chef de la recherche, allocation d’actifs

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