Macro & Stratégie - Décembre 2025
2 décembre 2025
Commentaires mensuelsComfortably Numb : pendant que la dette augmente sournoisement
« There is no pain, you are receding. » - Pink Floyd
La dette s’accroît, des voix s'inquiètent
Alors que la dette publique est de nouveau sous les projecteurs, les inquiétudes sont, cette fois-ci, plus vives que jamais. Et les chiffres leur donnent raison.
Le Fonds monétaire international prévoit que la dette publique mondiale pourrait atteindre 100 % du PIB mondial d'ici 2029, soit le niveau le plus élevé depuis 1948. Les déficits budgétaires des pays du G7 devraient s'élever en moyenne à 6 % du PIB de 2025 à 2030, contre 4 % de 2012 à 2019.
Le Canada ne fait pas exception. Le budget Carney-Champagne présenté le 4 novembre a confirmé ce que beaucoup soupçonnaient : rien n’est prévu pour rétablir l’équilibre budgétaire. Les déficits structurels sont désormais bien enracinés. Le ratio dette/PIB, qui s’était stabilisé après la pandémie, est à nouveau en hausse.
Ottawa emprunte davantage, non pas pour contrer une récession, mais pour financer les dépenses de programmes en cours tout en essayant de piloter l’économie canadienne sur fond de troubles géopolitiques. La marge de manœuvre budgétaire pour faire face à de futures crises s’amenuise.
Même l’Allemagne, qui a longtemps fait figure de bastion de l’orthodoxie budgétaire, se tourne vers l’endettement pour financer ses infrastructures et la transition énergétique. Aux États-Unis, la dette a dépassé 120 % du PIB, et les débats politiques autour du plafond de la dette sont devenus monnaie courante.
Faits saillants
- La dette s’emballe, Ottawa navigue sans filet et la prudence s’impose.
- Les marchés flairent l’inflation, les taux montent, les obligations perdent leur aura de refuge.
- Actions surpondérées (Asie, Europe), cuivre en force, durée obligataire sous surveillance.
La France et le Royaume-Uni continuent de se battre contre une dette élevée et des déficits persistants, les efforts politiques en matière d’assainissement budgétaire s’avérant insuffisants. En d’autres termes, le climat est en train de basculer, passant de la complaisance à une certaine inquiétude.
Pourquoi les gouvernements empruntent : le bon, le mauvais et l'effet d’éviction
Les gouvernements empruntent pour diverses raisons. Ils sont à la fois fournisseurs de biens publics, stabilisateurs en temps de crise et architectes d’investissements à long terme. Cependant, tous les emprunts ne se valent pas.
La bonne dette est celle qui construit l’avenir. Elle finance des projets tels que les infrastructures et l’innovation, c’està-dire ceux qui améliorent la productivité et génèrent des retombées économiques à long terme. C’est le cas des récentes initiatives du Canada visant à investir dans ses infrastructures d’exportation et énergétiques, notamment les ports, les terminaux GNL et les lignes de transmission d’électricité. Il en va de même pour la refonte des infrastructures en Allemagne.
La mauvaise dette, en revanche, consiste à emprunter pour financer les dépenses courantes. Le vieillissement de la population entraîne une augmentation des coûts liés aux retraites et aux soins de santé. Au Canada, la Sécurité de la vieillesse et les transferts provinciaux en matière de santé absorbent une part croissante des dépenses fédérales. Aux États-Unis, Medicare, Medicaid et la sécurité sociale dominent le paysage budgétaire.
Cette distinction est importante. Les emprunts destinés à l’investissement peuvent attirer des capitaux privés, les infrastructures publiques servant souvent de catalyseur à l’expansion du secteur privé. Une nouvelle ligne de transport en commun peut favoriser le développement immobilier, tandis qu’une infrastructure numérique peut stimuler l’entrepreneuriat technologique.
Cependant, des emprunts excessifs destinés à la consommation risquent de repousser les investissements privés. Un endettement public plus élevé entraîne une hausse des taux d’intérêt, ce qui augmente le coût des emprunts et des investissements pour les entreprises. L’équilibre est délicat.
Le FMI estime que, parallèlement à l’augmentation des dépenses publiques, la part des dépenses consacrées par les économies avancées à l’investissement public — la bonne dette — a diminué1 au cours des dernières années. Alors que les démocraties occidentales se réarment et que les dépenses en matière de défense augmentent, cette tendance pourrait se poursuivre. Les pays membres de l’OTAN visent désormais à consacrer, chaque année, 3 % de leur PIB à la défense. Cela s’ajoute aux dépenses courantes consacrées aux services publics généraux, à l’éducation, à la protection sociale, etc.
Ces programmes sont essentiels, ou à tout le moins populaires sur le plan politique, ce qui complique les tentatives de réforme. Le problème tient au fait que leurs modèles de financement reposent de plus en plus sur l’endettement.
C’est là que le budget Carney-Champagne tente de trouver un équilibre : investir dans les secteurs qui améliorent la productivité tout en gérant le coût de l’augmentation des dépenses de défense et du service des programmes existants. Cependant, c’est dans l’exécution que les choses se joueront.
Le coussin mondial : l'épargne excédentaire et l’attraction de la dette souveraine
Voici le paradoxe : malgré l’augmentation de la dette, les taux d’intérêt sur les obligations souveraines demeurent relativement maîtrisés. Pourquoi ? Parce que le monde est toujours inondé d’épargne.
Les marchés émergents, en particulier la Chine, ont historiquement épargné plus qu’ils n’ont investi. L’absence de filets de sécurité sociale solides incite les ménages à épargner de manière agressive. L’Allemagne est également un épargnant net. Cette épargne excédentaire a besoin de se loger, et les obligations souveraines sont la destination de choix.
Cette surabondance mondiale d’épargne explique en partie pourquoi la demande de dette publique demeure forte, malgré la croissance de l’offre. Il s’agit d’un cas classique d’équilibre des prix : une augmentation de la dette n’entraîne pas nécessairement une hausse des taux si la demande suit le rythme. Les investisseurs, en particulier les institutionnels, continuent de considérer les obligations souveraines comme des valeurs refuges.
Cependant, cette protection s’amenuise. Bien que les prévisions du FMI indiquent une persistance de ce surplus d’épargne au cours de la prochaine décennie, l’excédent mondial d’épargne devint négatif en 2023, une première en 15 ans. Parallèlement, les dépenses d’investissement futures pourraient dépasser les prévisions du FMI. En effet, les pressions s’intensifient : la transition énergétique, les infrastructures d’intelligence artificielle, le réarmement géopolitique et la relocalisation des chaînes d’approvisionnement nécessitent tous des investissements massifs.
En réalité, les taux d’intérêt sont globalement à la hausse, en particulier ceux des obligations gouvernementales de long terme. Le niveau des taux d’intérêt est inférieur à celui des années 90, mais l’ère des taux pratiquement nuls des années 2010 est désormais révolue. Alors que les gouvernements se disputent les capitaux, la tendance à la hausse observée depuis 2022 n’en est peut-être qu’à ses débuts.
Bien que cette hausse soit en partie attribuable à la hausse des taux directeurs des banques centrales, les marchés s’inquiètent de plus en plus des risques budgétaires. Les investisseurs obligataires sont de plus en plus nerveux quant aux perspectives budgétaires du Royaume-Uni, du minibudget 2022 à la saga actuelle autour du budget de l’automne 2025. Le taux des obligations souveraines françaises à 10 ans est désormais supérieur à celui de la Grèce, un pays qui a fait défaut sur sa dette il y a dix ans. Divisée, l’Assemblée nationale française n’arrive pas à convenir d’un cadre budgétaire. Entre-temps, les taux d’intérêt à long terme sont également en hausse au Japon, où les nouveaux dirigeants travaillent à la mise en place d’un plan d’assouplissement budgétaire substantiel. Le message est clair : les obligations souveraines ne sont peut-être pas des valeurs refuges après tout.
Les limites du modèle : quand la dette devient un problème
Faut-il s’inquiéter ? La réponse ne tient pas seulement au niveau de la dette, mais aussi à la capacité de la rembourser.
Les ratios du service de la dette (les paiements d’intérêts en pourcentage des recettes publiques) augmentent progressivement dans la plupart des grandes économies. Au Canada, ce ratio demeure bien inférieur au niveau des années 1990, mais la tendance est à la hausse. En 2025, environ 10 % des recettes fédérales seront consacrées au paiement des intérêts, contre 7 % il y a cinq ans. Avec la hausse des taux d’intérêt et l’augmentation des émissions obligataires, les calculs ne pardonnent pas.
Comme nous l'avons évoqué il y a quelques mois (voir ici), les États-Unis constituent une référence en matière d’augmentation des coûts du service de la dette, puisqu’environ un quart de leurs recettes est consacré au paiement des intérêts.
Une augmentation du ratio du service de la dette peut avoir de graves conséquences, car les fonds utilisés pour le remboursement ne peuvent être alloués aux services publics, à l’armée ou à d’autres domaines productifs. En outre, cela peut être le signe d’une situation budgétaire non viable, ce qui érode la confiance et incite les investisseurs à exiger des primes plus élevées pour les titres émis par le pays. Ce scénario peut rapidement se transformer en un cercle vicieux qu’il est difficile de briser sans procéder à des ajustements importants, souvent douloureux.
Par exemple, à la fin des années 80 et au début des années 90, le Canada a consacré plus de 30 % de ses revenus au paiement des intérêts. Face à une situation qui menaçait de devenir insoutenable, les autorités politiques ont pris les devants.
S’en est suivie une décennie de réformes et d’assainissement budgétaire pénible. Ces ajustements sont intervenus au bon moment, et le Canada a réussi à rétablir sa crédibilité.
L’Argentine est un exemple moins reluisant. Le pays s’est retrouvé en défaut de paiement au début des années 2000, alors que ses frais d’intérêt atteignaient plus de 40 % de ses recettes fiscales.
Cependant, dans ce cas, aucune mesure décisive n’a été appliquée et les investisseurs internationaux ont quitté le pays, déclenchant une crise économique.
Nous ne sommes ni dans un cas ni dans l’autre, mais la trajectoire est préoccupante.
La cote AAA du Canada : toujours intacte, mais sous pression
Les réformes des années 90 ont permis au gouvernement fédéral canadien d’obtenir la note AAA de S&P Global, une distinction partagée par un petit nombre de pays seulement. Cela tient à sa situation budgétaire relativement saine et à la solidité de ses institutions, notamment ses fonds de pension de retraite de renommée mondiale.
Mais combien de temps pourra-t-il la conserver ? Le ratio dette brute/PIB du Canada est comparable à celui d'autres pays du G7 aux perspectives budgétaires incertaines, et nettement supérieur à la moyenne des autres pays notés AAA. Son faible ratio dette nette/PIB, en grande partie lié aux actifs de retraite, le rapproche davantage des pays les mieux notés. Néanmoins, son déficit et son ratio de service de la dette dépassent ceux du groupe AAA.
Le budget canadien de novembre a exacerbé ces tendances. Comme indiqué précédemment, le point positif tient au fait qu’une grande partie de la détérioration budgétaire provient des dépenses d’investissement, qui pourraient soutenir la croissance à long terme.
Parallèlement, les dépenses opérationnelles devraient être limitées. Les agences de notation surveillent de près ce programme, pour s’assurer que le gouvernement le respecte.
Une décote aurait des répercussions immédiates : augmentation des coûts d’emprunt, réduction de la flexibilité budgétaire et perte de crédibilité sur les marchés mondiaux. Pour éviter ce scénario, le gouvernement fédéral mise sur une combinaison de croissance accrue et de consolidation budgétaire modérée, afin de rétablir une trajectoire budgétaire plus durable. Pour évaluer le risque d’une décote, les investisseurs peuvent se demander si les mesures de contrôle des coûts sont efficaces et si le gouvernement s’oriente vers une approche plus populiste, avec des politiques telles que des aides financières non-ciblés. La croissance devra également s’améliorer, non pas grâce à une augmentation de la consommation, mais plutôt à une hausse des investissements.
En raison de la situation actuelle du Canada et des leçons apprises dans les années 1990, cette approche a de bonnes chances de réussir. Pour d’autres pays dont la situation budgétaire est beaucoup plus fragile et qui n’ont pas d’historique récent d’assainissement, les chances de parvenir à un résultat aussi favorable sont beaucoup plus faibles.
Que peuvent faire les gouvernements ?
Pour les pays confrontés à une situation budgétaire toujours plus intenable, quelle sera la prochaine étape ?
La tendance actuelle à l’augmentation de la dette et des déficits pourrait persister pendant un certain temps. Mais tôt ou tard, les gouvernements devront intervenir, sous peine de se voir contraints de le faire.
Nous voyons trois scénarios possibles :
1. Les gouvernements peuvent poursuivre leur assainissement budgétaire en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses, à l’instar du Canada dans les années 90. Cependant, la difficulté politique d’une telle démarche se traduit par une faible probabilité d’assainissement budgétaire significatif. Les événements actuels en France et au Royaume-Uni illustrent à quel point il est ardu de réduire les déficits sans susciter une vive opposition de la population. Des mesures d’austérité généralisées entraîneraient probablement un ralentissement de la croissance économique.
2. Une autre possibilité consisterait à ce que les pays profitent d’une croissance économique plus forte que celle des emprunts. Certains dirigeants espèrent en effet que le ratio dette/PIB de leur pays diminuera, non pas en raison d’une baisse du niveau d’endettement, mais parce que le PIB augmentera suffisamment rapidement pour le compenser. Ce scénario serait plus envisageable si les déficits finançaient des investissements stimulant la croissance, mais l’histoire montre que ces espoirs sont irréalistes. Si certains prédisent que des technologies comme l’IA pourraient entraîner une croissance extraordinaire de la productivité — réduisant à néant les préoccupations budgétaires — une récession mondiale pourrait tout aussi bien survenir. Une telle situation obligerait les gouvernements à accumuler encore plus de dettes, comme lors de la crise financière mondiale et de la pandémie de COVID-19. Dans l’ensemble, nous estimons qu’il est très peu probable que les pays parviennent à surmonter leur endettement par une croissance économique forte.
3. Enfin, les pays pourraient réduire leur dette par le biais de l’inflation. Historiquement, l’augmentation de la dette souveraine a fréquemment été contrée par des phases d’inflation, comme on l’a observé en 2022-2023 après l’augmentation de la dette liée à la COVID.
De même, l’inflation a joué un rôle déterminant dans la réduction du ratio dette/PIB des pays alliés après la Seconde Guerre mondiale. Dans un monde de monnaie fiduciaire, les banques centrales peuvent acquérir de la dette publique. La réglementation peut également être modifiée pour plafonner les taux d’intérêt ou pour contraindre les institutions financières à détenir davantage de dette souveraine. Ces approches, appelées « répression financière », finissent par engendrer de l’inflation. Il s’agit souvent d’une option plus avantageuse sur le plan politique, car ses coûts sont généralement reportés sur les administrations futures.
Réflexion finale : ne confondez pas calme et sécurité
Le monde est confortablement engourdi face à la dette publique. Les taux demeurent bien maîtrisés, la demande est toujours forte et les marchés obligataires sont stables. Cependant, le confort n’est pas une stratégie. Bien que la dette soit un outil puissant, elle exige de la discipline et de la prévoyance. Les investisseurs doivent se montrer vigilants : les obligations souveraines émises pour financer des déficits structurels en constante augmentation ne constituent pas des valeurs refuges.
Nous devons également tenir compte des leçons de l’histoire. Les investisseurs à long terme devraient positionner leur portefeuille de manière à faire face à des risques accrus de surprises inflationnistes. C’est la solution la plus probable au casse-tête que représente l’augmentation de la dette, plus probable qu’une hausse de la productivité ou que des programmes d’assainissement budgétaire réussis.
L’accumulation croissante de la dette publique aura tôt ou tard des conséquences, mais il semble que la limite de l’endettement continue de se faire attendre. Bien que nous ne soyons pas préoccupés par un scénario catastrophe imminent, nous estimons que les investisseurs mondiaux doivent, plus que jamais, intégrer les risques souverains dans leur analyse des rendements ajustés au risque.
Positionnement
Nous continuons de surpondérer les actions, anticipant une reprise de la croissance mondiale début 2026, soutenue par un assouplissement de politique monétaire et un contexte budgétaire plus favorable.
Au sein des actions, l’Asie se distingue : des valorisations attrayantes, une amélioration des révisions de bénéfices et des réformes structurelles viennent étayer notre opinion constructive. La résilience de la demande intérieure et l’amélioration des conditions extérieures permettront à la région de surperformer à mesure que la liquidité s’améliorera. Nous voyons également des occasions ciblées en Europe, où la dynamique de début de cycle et le potentiel d’expansion des valorisations laissent entrevoir une reprise sur plusieurs années.
En ce qui concerne les obligations gouvernementales, notre position demeure inchangée, c’est-à-dire neutre à légèrement sous-pondérée en termes de durée. La hausse des primes de terme, les émissions abondantes et les risques d’inflation persistants limitent les perspectives d’une reprise durable. Bien qu’un assouplissement monétaire soit attendu l’année prochaine, nous prévoyons que la courbe des taux continuera de s’accentuer, ce qui nous incite à la prudence quant à l’allongement de la durée.
Enfin, nous avons augmenté notre exposition aux matières premières, en particulier au cuivre. L’accélération de la croissance mondiale et la reprise de la reflation devraient profiter aux métaux industriels. L’attrait cyclique du cuivre et son rôle structurel dans l’électrification et la transition énergétique en font un choix intéressant dans un environnement reflationniste.