Macro & Stratégie - Juillet 2025
3 juillet 2025
Commentaires mensuelsLe règne du dollar
Section 1 : Le roi est mort (ou pas)
Pour bien comprendre la structure du système financier et économique mondial, mieux vaut adopter une perspective monétaire. Ce faisant, nous constatons que le rôle du dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale explique bien des choses.
Il serait difficile de surestimer son rôle central. Le commerce mondial s’effectue couramment en dollars américains, même si aucune des parties n’est américaine. Les entreprises et les gouvernements émettent des titres de créance libellés en dollars américains. Les banques centrales détiennent d’importantes réserves en dollars. Les matières premières clés (notamment le pétrole) sont cotées et négociées en dollars. Les actifs financiers américains demeurent parmi les plus liquides et les plus prisés au monde, attirant des capitaux de tous les continents. Et lorsque la Réserve fédérale modifie son taux directeur, les répercussions se font sentir bien au-delà des frontières américaines. Telle est la définition classique d’une monnaie de réserve mondiale.
Le dollar ne doit pas son statut actuel à un hasard de l’histoire. Il a rejoint le cercle très fermé du dollar espagnol, du florin néerlandais et de la livre sterling, des monnaies qui ont servi de référence mondiale au cours des siècles passés. Dans chaque cas, l’ascension vers une position dominante a été jalonnée par la suprématie militaire, le leadership économique, l’innovation financière et une touche de hasard historique.
Un roi pour les gouverner tous
Une monnaie de réserve unique présente des avantages pour l’économie mondiale. Elle améliore l’efficacité des échanges commerciaux, réduit les coûts de transaction et sert de base aux flux de capitaux mondiaux. Un système à plusieurs monnaies de réserve serait intrinsèquement moins efficace, susceptible d’alimenter une spéculation constante sur le choix de la monnaie dominante et d’introduire de l’instabilité sur les marchés et dans les signaux de prix.
Faits saillants
- Le dollar américain reste dominant, mais la diversification mondiale vers l’or et d’autres devises, ainsi que les tensions géopolitiques croissantes, suggèrent qu’un changement lent et structurel pourrait être en cours.
- Malgré l’inflation et le stress des marchés, le dollar américain recule d’environ 10 % depuis le début de l’année — une rupture rare avec son rôle historique de valeur refuge.
- Nous diversifions notre exposition aux actions vers l’Asie, l’Europe et les marchés émergents, tout en restant surpondérés en JPY et CAD, et sous-pondérés en titres à revenu fixe.
Alors pourquoi les marchés mondiaux ont-ils besoin d’une monnaie de réserve ? La réponse est qu’elle facilite le commerce et la mobilité des capitaux en fournissant un dénominateur commun, c’est-à-dire un moyen d’échange et une réserve de valeur hautement liquide, largement accepté et relativement stable.
Une telle norme réduit les tensions commerciales, ancre les attentes et crée une convergence naturelle alimentée par des effets de réseau : plus une monnaie est utilisée, plus elle devient indispensable.
Pourtant, les régimes de réserve ne sont pas permanents. Même s’ils ont tendance à perdurer, parfois sur plusieurs générations, ils ne sont pas immuables.
Le pays émetteur tire de nombreux avantages de son statut de réserve : coûts d’emprunt réduits, influence géopolitique accrue et avantages structurels dans le commerce et la finance mondiaux. Cependant, ces privilèges attirent naturellement des concurrents. Les guerres anglo-néerlandaises en sont un exemple précoce : les Britanniques ont contesté la domination commerciale des Pays-Bas et ont fini par imposer la livre sterling comme nouvelle monnaie de réserve mondiale. Dans le contexte moderne, la Chine ne cache pas ses ambitions d’internationaliser le yuan et de remodeler l’architecture monétaire dans sa sphère régionale.
Il est tout aussi important de noter que les monnaies de réserve peuvent être affaiblies de l’intérieur. De mauvaises décisions politiques, une indiscipline budgétaire ou une instabilité politique peuvent éroder la confiance. Les défauts de paiement répétés de l’Espagne ont contribué à la chute de son dollar. La livre sterling a perdu sa primauté au lendemain de la Première Guerre mondiale, en partie à cause de l’endettement de la Grande-Bretagne envers les États-Unis. Il en va des monnaies comme des empires: le déclin peut être auto-infligé.
Les États-Unis occupent toujours les sommets du pouvoir mondial. Leur puissance militaire, leur poids économique et leurs marchés financiers très développés soutiennent la domination du dollar. Mais l’histoire nous enseigne que les régimes de monnaie de réserve durent généralement entre 100 et 150 ans. Monnaie de réserve depuis les années 1940, le dollar américain pourrait être entré dans la phase de maturité de son règne.
En outre, compte tenu des préoccupations croissantes concernant la viabilité budgétaire des États-Unis, de l’imprévisibilité de leur politique intérieure et de la montée en puissance de la Chine en tant que rival géopolitique et économique crédible, il est raisonnable de se demander si le long et lent déclin du dollar est déjà en cours.
L’annonce de la mort du roi est largement exagérée
Selon presque tous les indicateurs, le dollar américain (USD) demeure la première devise mondiale, sans concurrent crédible à l’horizon. Il est utilisé dans près de 90 % des transactions de change, une prépondérance qui s’explique en partie par la rentabilité des opérations libellées en USD (par exemple, les opérations CAD-USD et USD-EUR sont généralement moins coûteuses que les opérations CAD-EUR directes). Parallèlement, la part du dollar dans les passifs en devises étrangères à l’échelle mondiale est stable depuis près d’une décennie, à environ 70 %.
On observe toutefois un recul dans le domaine des réserves mondiales de devises étrangères. Bien que le dollar américain conserve la plus grande part, il perd progressivement du terrain, non seulement au profit de l’or (abordé dans la section suivante), mais aussi d’un nombre croissant de devises moins importantes, notamment le renminbi chinois (yuan) et le dollar canadien.
L’euro, souvent cité comme l’alternative la plus viable, reste loin derrière. Son potentiel est entravé par des problèmes structurels persistants : une intégration politique et budgétaire limitée entre les États membres et un manque de dynamisme économique. Ces facteurs limitent considérablement sa capacité à servir de monnaie de réserve mondiale.
Le renminbi chinois est souvent présenté comme un prétendant à long terme, mais son rôle actuel reste marginal, même s’il est en progression. L’opacité du système financier chinois, combinée à des défis structurels profondément enracinés, tels que le déclin démographique, la fragilité du secteur immobilier et les pressions déflationnistes, nuit à sa crédibilité en tant qu’actif de réserve mondial.
Bref, le dollar américain règne toujours en maître. Son rôle central dans le commerce mondial, la finance et les réserves suggère que toute transition vers un autre système sera, au mieux, progressive. Pourtant, l’histoire nous rappelle qu’aucune hégémonie n’est éternelle. La question fondamentale est de savoir si nous assistons aux premiers stades d’un lent déclin.
La réponse ? Un « peut-être » prudent. Si la domination du dollar commence effectivement à s’éroder, ce sera très probablement un processus long et mesuré, une évolution plutôt qu’une révolution.
Section 2 : La couronne est lourde à porter
Depuis plus de sept décennies, le dollar américain règne en maître en tant que monnaie de réserve mondiale dominante. Il doit ce rôle à la taille colossale de l’économie américaine, à son leadership technologique, à son rayonnement culturel et à un secteur financier qui fait toujours l’envie du monde entier. Les États-Unis bénéficient également des marchés financiers les plus profonds et les plus liquides, une caractéristique essentielle pour une monnaie de réserve.
Les avantages d’une monnaie de réserve sont les suivants :
- Coûts d’emprunt moins élevés — La forte demande pour les obligations du Trésor américain maintient les taux à un niveau plus bas qu’ils ne le seraient autrement
- Déficits commerciaux persistants sans effondrement monétaire — Le rôle de réserve du dollar permet aux États-Unis d’enregistrer des déficits extérieurs sans que cela ait d’incidence notable sur la stabilité monétaire.
- Levier mondial grâce aux sanctions — Les ÉtatsUnis peuvent exercer une pression financière sur leurs adversaires en contrôlant les systèmes transactionnels basés sur le dollar.
- Capacité de financement d’urgence — En période de crise, les États-Unis conservent leur accès aux marchés financiers, tandis que les autres pays se disputent les liquidités.
Selon certaines estimations1 , ces avantages représenteraient environ 0,5 % du PIB américain par an, soit 120 milliards de dollars, les primes de crise offrant une flexibilité supplémentaire.
Mais ce privilège a un coût.
Le principal est la surévaluation persistante du dollar, qui affaiblit la compétitivité industrielle des États-Unis. Les déficits commerciaux structurels favorisés par la demande de dollars ont vidé certains secteurs de l’économie, alimentant le mécontentement politique. Il en résulte une financiarisation croissante et un désintérêt pour les investissements industriels.
De plus, le recours au dollar comme arme de surveillance financière et de restrictions sur les transactions (par le biais de sanctions), a suscité une réaction hostile. Les pays méfiants à l’égard de l’influence politique américaine ont commencé à chercher des alternatives. La doctrine « America First » de l’administration Trump, avec sa posture commerciale agressive et sa diplomatie transactionnelle, a accéléré cette réévaluation mondiale.
À la base, le mécontentement croissant à l’égard du dollar américain ne concerne pas les tableurs ou les calculs obligataires. Il s’agit des asymétries géopolitiques et économiques que le système actuel perpétue. Et le désir de rééquilibrer les règles du jeu se fait de plus en plus sentir.
La rotation du dollar vers l’or est en cours
La conclusion principale de la section précédente est claire : l’hégémonie monétaire n’est pas permanente. Au fil du temps, des forces économiques et géopolitiques, souvent subtiles au départ, peuvent profondément remodeler le paysage monétaire mondial.
Depuis le réalignement politique qui a débuté aux ÉtatsUnis avec l’élection de Donald Trump en 2016, un changement lent mais perceptible est en cours.
Bien qu’il soit prématuré de déclarer la fin imminente de la suprématie du dollar, les fondements de sa domination ne sont plus aussi solides qu’ils le semblaient autrefois. Cela dit, nous pensons qu’il est très improbable qu’une seule monnaie remplace le dollar américain comme réserve mondiale au cours des prochaines décennies.
Toutefois, même à relativement court terme (10 ans étant une période brève dans le contexte des cycles de 100 à 150 ans généralement associés aux transitions de monnaie de réserve), nous observons les premiers signes d’une diversification. Les banques centrales, en particulier celles des pays politiquement non alignés ou exposés à des sanctions, ont réorienté leurs réserves vers d’autres valeurs refuges, notamment l’or.
Cette tendance n’est pas sans contexte. Depuis plusieurs décennies, le dollar américain est de plus en plus utilisé comme un outil d’influence géopolitique, prolongeant à bien des égards la politique étrangère et la stratégie de défense des États-Unis. En conséquence, les pays qui craignent d’éventuelles sanctions ou qui cherchent à gagner en autonomie ont commencé à réduire leur exposition aux actifs libellés en dollars.
Des données récentes illustrent cette évolution. Depuis 2017, la part des actifs en dollars américains dans les réserves mondiales des banques centrales diminue de façon constante. Si l’on inclut l’or, la part du dollar est passée de 58 % en 2017 à 44 % en 2025. Même en excluant l’or, la baisse est notable, passant de 65 % à 58 %, le renminbi chinois, le dollar canadien et diverses devises mineures étant les principaux bénéficiaires.
Cette tendance soulève une question fondamentale : assistons-nous à une réévaluation séculaire du rôle du dollar pour remédier aux déséquilibres structurels inhérents à son statut de monnaie de réserve ? Ou avons-nous atteint le point d’inflexion que les historiens désigneront un jour comme le début de la fin de l’ère du dollar ?
L’histoire se répète rarement, mais elle rime souvent. On peut établir un parallèle utile avec les années 1980, lorsque l’appréciation rapide du dollar a entraîné des déséquilibres mondiaux et, finalement, l’accord du Plaza de 1985, un effort coordonné des grandes économies pour affaiblir le dollar américain. Même si le contexte actuel est différent, le thème sous-jacent est familier : lorsqu’une monnaie devient trop dominante, le monde finit par réagir.
Bien que des parallèles historiques tels que l’accord du Plaza de 1985 offrent des enseignements précieux, le contexte actuel est très différent. Au début des années 1980, le dollar américain s’est apprécié de plus de 50 % en un peu plus de quatre ans, sous l’effet d’une politique monétaire restrictive et d’une politique budgétaire expansionniste.
Cette combinaison a attiré des flux de capitaux massifs, poussant le dollar à des niveaux insoutenables et suscitant une intervention internationale coordonnée.
L’accord du Plaza, signé par les États-Unis, la France, l’Allemagne de l’Ouest, le Japon et le Royaume-Uni, a permis de stabiliser les marchés monétaires et de rééquilibrer la croissance mondiale. Mais il a également marqué un tournant pour le Japon. Le yen s’est apprécié de près de 100 % en deux ans, compromettant gravement l’économie japonaise, axée sur les exportations. En réponse, la Banque du Japon a fortement réduit ses taux d’intérêt, alimentant involontairement une bulle spéculative massive. L’effondrement qui a suivi a marqué le début de la « décennie perdue » du Japon, une longue période de stagnation qui s’est prolongée jusqu’au début des années 2000.
Cet épisode historique est une leçon à retenir. Même si les États-Unis peuvent avoir des préoccupations légitimes concernant la vigueur du dollar, d’autres grandes économies, en particulier la Chine, sont parfaitement conscientes des risques liés à une appréciation forcée de leur monnaie. L’expérience japonaise reste un puissant facteur de dissuasion.
Pleins feux sur l’accord du Plaza : un tournant dans la diplomatie monétaire
Qu’est-ce que l’accord de Plaza ?
L’accord du Plaza, signé le 22 septembre 1985, est un
accord historique entre cinq grandes économies — les
États-Unis, le Japon, l’Allemagne de l’Ouest, la France et le
Royaume-Uni — visant à coordonner les interventions sur
les marchés des changes. L’objectif : déprécier le dollar
américain, qui avait connu une hausse spectaculaire au
début des années 1980, créant des déséquilibres
commerciaux et des tensions économiques, en particulier
pour les exportateurs américains.
Pourquoi était-ce nécessaire ?
Au milieu des années 1980, le dollar américain s’était
apprécié de près de 50 % par rapport aux principales
devises, en raison de la politique monétaire restrictive et
des taux d’intérêt élevés mis en place par le président de
la Réserve fédérale américaine, Paul Volcker. Bien que
cette appréciation ait contribué à maîtriser l’inflation, elle a
également rendu les exportations américaines plus chères
et les importations moins chères, ce qui a contribué à
l’explosion du déficit commercial et à la montée du
protectionnisme à Washington.
Que prévoyait l’accord ?
Les cinq pays ont convenu d’intervenir conjointement sur
les marchés des changes afin d’affaiblir le dollar. Ce rare
moment de coordination des politiques économiques
mondiales a signalé aux marchés que la force du dollar
était insoutenable et politiquement intenable.
Quels ont été les effets ?
- Le dollar a fortement chuté, perdant environ 40 % par rapport au yen japonais et au mark allemand au cours des deux années suivantes.
- Les exportations américaines sont devenues plus compétitives, ce qui a permis de réduire le déficit commercial.
- Le Japon, en particulier, a connu une explosion des entrées de capitaux et des prix des actifs, contribuant à la formation de sa fameuse bulle d’actifs de la fin des années 1980.
- L’accord a également créé un précédent pour la coordination multilatérale des monnaies, bien que de tels efforts soient restés rares et politiquement complexes.
Pourquoi c’est important aujourd’hui ?
L’accord du Plaza demeure une référence dans les
discussions sur les désalignements monétaires, les
déséquilibres mondiaux et les limites de la politique
monétaire unilatérale dans un monde interconnecté. Alors
que les débats sur le rôle du dollar américain en tant que
monnaie de réserve se poursuivent, l’accord rappelle
comment la géopolitique et la macroéconomie peuvent
converger pour remodeler l’ordre financier mondial.
Section 3 : Négocier le dollar américain
Au-delà des dynamiques structurelles et séculaires qui façonnent la trajectoire à long terme du dollar américain, les investisseurs doivent également réfléchir à leur positionnement pour les mois à venir. Notre point de vue : Il s’agit peut-être d’un moment rare pour parier contre l’histoire et jouer la carte du long terme.
Le statut de valeur refuge du dollar : cette fois-ci est-elle
différente ?
Historiquement, le dollar américain a toujours été une
valeur refuge fiable, s’appréciant en période de
tensions sur les marchés et de ralentissement
économique. Au cours des six dernières récessions
américaines, l’indice DXY s’est apprécié de 3 % en
moyenne, avec une hausse de 13 % pendant la crise
financière mondiale de 2007-2009, alors même que
celle-ci trouvait son origine dans le système bancaire
américain.
Plus généralement, le dollar a tendance à s’apprécier lorsque l’inflation américaine diminue, et à se déprécier lorsqu’elle augmente. Ses performances varient considérablement d’un régime macroéconomique à l’autre.
Une rupture de tendance
Compte tenu des tensions qui ont marqué les marchés depuis le début de l’année 2025, conjuguées à un ralentissement de la croissance et à une inflation persistante, les précédents historiques laisseraient présager un raffermissement du dollar. Or, l’indice DXY a reculé de près de 10 % depuis le début de l’année. Cette divergence par rapport aux normes historiques est frappante.
De plus, la théorie économique suggère que les droits de douane à l’importation devraient soutenir une monnaie en réduisant les déficits commerciaux. Pourtant, malgré le regain de protectionnisme de l’administration Trump, le dollar s’est affaibli.
Deux facteurs à court terme permettent d’expliquer cette dépréciation :
- Renversement de la valorisation et du sentiment : Le dollar américain a entamé l’année 2025 avec une valorisation élevée, reflétant l’optimisme quant à la croissance américaine et le pessimisme à l’égard des autres économies. Ce scénario ayant commencé à s’inverser, la dynamique du dollar s’est également inversée.
- Réévaluation de l’exceptionnalisme américain : Comme nous l’avons évoqué dans notre article de mai 2025, la perception de la supériorité économique et institutionnelle des États-Unis est en train d’être réévaluée, ce qui réduit l’attrait relatif du dollar.
Au-delà de ces facteurs cycliques, la position de l’administration Trump en matière de commerce et de politique étrangère pourrait bien ébranler les fondements mêmes de la domination du dollar. En instrumentalisant le dollar américain à travers des droits de douane et des sanctions, les États-Unis risquent d’accélérer la diversification des réserves mondiales au détriment des actifs libellés en dollars.
Nous sommes généralement prudents lorsque nous utilisons l’expression « cette fois-ci, c’est différent ». Mais dans le cas présent, les signes indiquent clairement un changement structurel.
Le roi n’est pas mort et aucun rival ne se présente à la porte, mais les paysans affûtent leurs fourches et la cour est trop occupée à festoyer pour s’en apercevoir.
Positionnement
Nous conservons notre surpondération en actions. Malgré la persistance des incertitudes macroéconomiques et commerciales, ainsi que les tensions géopolitiques élevées, les résultats des entreprises mondiales demeurent solides. Aux États-Unis, les bénéfices des sociétés du S&P 500 ont dépassé les estimations au premier trimestre, avec une croissance du bénéfice par action (BPA) de 12 % en par rapport à l’année précédente. Cette hausse a été plus généralisée que d’habitude. Nous pensons que cette tendance devrait se poursuivre à court terme. Le cycle d’investissement dans l’IA continue également de surprendre à la hausse. Ceci renforce la durabilité de la dynamique des bénéfices des grandes capitalisations et apaise les craintes d’un ralentissement des investissements liés à l’IA.
Tant que l’économie américaine ne subira pas de ralentissement significatif en raison des droits de douane, nous pensons que les bénéfices des entreprises demeureront résilients, soutenant ainsi les actions dans leur ensemble.
Bien que nous continuions à voir un potentiel de hausse pour les actions en général (y compris aux États-Unis et au Canada), nous nous détournons de l’Amérique du Nord au profit de l’Asie, de l’Europe et des marchés émergents. Les valorisations élevées, l’incertitude politique et l’affaiblissement du dollar américain nous incitent à envisager des occasions à l’échelle internationale. Les actions européennes sont soutenues par un changement de politique budgétaire (par exemple, la fin de la règle allemande visant à limiter les dépenses publiques dans les domaines de la défense et des infrastructures), des réformes favorables aux investisseurs et une forte augmentation des investissements publics et privés.
Les valorisations restent raisonnables, les actions européennes affichant des rendements de flux de trésorerie disponibles plus élevés et des multiples plus faibles que leurs homologues américaines. Les actions des marchés émergents, y compris la Chine, se trouvent également dans une situation favorable. Les anticipations inflationnistes sont maîtrisées, plusieurs banques centrales émergentes ont engagé un assouplissement monétaire et ces pays ont fait preuve de résilience face aux turbulences commerciales. La Chine montre des signes d’un regain de dynamisme, grâce notamment à la poursuite du soutien politique depuis fin 2024. La possibilité d’un accord commercial avec les États-Unis a réduit le risque lié à l’actualité.
Nous pensons que les flux vers les actions des marchés émergents continueront d’être positifs et que l’écart entre les valorisations et les fondamentaux de ces marchés commence à se corriger. Selon nous, cela crée une occasion intéressante pour accroître l’exposition aux marchés émergents et à la Chine dans le cadre d’une allocation actions diversifiée à l’échelle mondiale.
Nous sous-pondérons toujours les titres à revenu fixe, car le contexte macroéconomique et politique continue d’exercer une pression à la hausse sur les taux, en particulier sur le segment long de la courbe.
Si les obligations continuent d’offrir des avantages en matière de diversification et une couverture potentielle contre la volatilité des actions, nous estimons que leur profil risque-rendement reste plus difficile dans le contexte actuel. La dynamique fiscale aux États-Unis est une préoccupation majeure. Avec un déficit budgétaire qui devrait dépasser 6 % du PIB cette année et se creuser encore en 2026, l’offre de dette publique devrait rester élevée. Ces émissions persistantes, combinées à des réductions de dépenses qui ne compensent que partiellement, devraient continuer à peser sur les primes de terme et remettre en question la notion d’un rebond durable des obligations en l’absence d’un ralentissement significatif de l’économie américaine.
La forte demande structurelle de capitaux, alimentée par les besoins de financement des gouvernements et des entreprises, renforce les pressions haussières sur les taux. Parallèlement, les banques centrales (et surtout la Réserve fédérale américaine) ne semblent pas pressées d’assouplir leur politique monétaire de manière agressive.
Malgré le fléchissement des indicateurs de confiance, les données concrètes, notamment celles relatives au marché du travail et aux dépenses de consommation, demeurent solides. Cette divergence entre les données subjectives et objectives incite les décideurs politiques à la prudence, la Fed et d’autres banques centrales signalant leur préférence pour attendre des signes plus clairs de détérioration économique avant de s’engager dans une politique plus accommodante. Ainsi, les espoirs et les anticipations du marché en matière de baisse des taux pourraient à nouveau être déçus à court terme. Dans ce contexte, nous préférons maintenir notre sous-pondération des obligations et conserver une certaine flexibilité dans notre exposition à ce segment. Nous continuons à suivre de près l’évolution de la situation, en particulier en ce qui concerne la politique budgétaire, la dynamique de l’inflation et la communication des banques centrales. Si les données devaient indiquer un ralentissement significatif de la croissance, ou si les conditions financières venaient à se resserrer brusquement, nous sommes prêts à réévaluer notre positionnement.
Sur le marché des devises, nous maintenons une surpondération du yen japonais, que nous considérons comme l’une des occasions les plus intéressantes actuellement. Plusieurs facteurs structurels et cycliques concourent en faveur du yen. Premièrement, la probabilité d’un rapatriement des actifs étrangers par les investisseurs japonais augmente. Alors que ces derniers détiennent une exposition très importante aux actifs libellés en dollars américains et que leurs placements offshore représentent désormais une part importante de leurs portefeuilles, même un léger changement dans leurs préférences en matière d’allocation de devises pourrait avoir un impact significatif sur les flux monétaires.
Deuxièmement, la partie longue de la courbe des taux japonais s’est fortement accentuée, sous l’effet des anticipations d’une poursuite de la normalisation monétaire par la Banque du Japon dans un contexte d’inflation et de hausse des salaires soutenues.
Les actifs japonais sont donc devenus plus attrayants en termes relatifs, d’autant plus que l’attrait des obligations américaines s’estompe en raison des risques budgétaires croissants et de l’affaiblissement du dollar. La combinaison de rendements locaux plus élevés et d’un appétit réduit pour les achats d’obligations étrangères non couvertes devrait soutenir la tendance à l’appréciation du yen. De plus, le yen conserve ses caractéristiques de valeur refuge, en particulier dans un contexte d’incertitude élevée.
Nous surpondérons également le dollar canadien. Nous ne pensons pas que les investisseurs aient récemment pris en compte le potentiel haussier du dollar canadien, mais ils auraient tort de ne pas le faire. Si l’imposition de droits de douane américains a naturellement suscité des inquiétudes compte tenu de la forte concentration des échanges commerciaux du Canada avec les ÉtatsUnis, nous pensons que le consensus surestime peutêtre l’impact négatif sur la croissance canadienne.
Les fondamentaux macroéconomiques du Canada se sont affaiblis, mais pas de manière précipitée, et la devise devrait bénéficier de toute surprise positive dans les données nationales ou de tout signe indiquant que l’impact des droits de douane est moins grave que prévu.
Nous pensons également que l’économie canadienne pourrait surprendre à la hausse en 2026 (après le sommet d’incertitude lié aux droits de douane), grâce à la libération de la demande refoulée. Si cette hypothèse se concrétise, la Banque du Canada devrait adopter un ton plus restrictif, ce qui ferait grimper le huard. Dans ce contexte, le dollar canadien offre à la fois un potentiel de hausse cyclique et une certaine protection contre la faiblesse générale du dollar américain.
1 Matthew Canzoneri, Robert Cumby et Behzad Diba, The Exorbitant Privilege and the Income from the U.S. Net Foreign Asset Position, NBER Working Paper No. 14242 (Cambridge, MA : National Bureau of Economic Research, 2008).