Macro & Stratégie - Mai 2025
1 mai 2025
Commentaires mensuelsLe « Tariffman » débarque
Section 1 : Les conséquences du « Jour de la libération »
Le 2 avril 2025 pourrait bien s’inscrire comme l’un des tournants les plus emblématiques de l’ordre économique mondial de l’après-guerre. Ce qui a commencé comme une conférence de presse hautement chorégraphiée s’est rapidement transformé en quelque chose de plus important : la déclaration formelle d’une nouvelle doctrine commerciale américaine. D’une main tenant un Sharpie et de l’autre, un panneau d’affichage couvert de tarifs douaniers par pays (y compris, de manière déconcertante, l’Antarctique), le président Trump a marqué ce qui pourrait rester dans l'histoire comme le moment où la politique économique américaine a définitivement basculé de l'ouverture vers le protectionnisme.
Au-delà du spectacle et des inévitables mèmes qui ont suivi (avec plusieurs questions sur ce que les pingouins ont bien pu faire pour mériter cela), le signal sous-jacent était clair et, à notre avis, lourd de conséquences. Pour la première fois dans l’histoire moderne, la plus grande économie du monde se retire activement du système commercial mondial qu’elle a contribué à construire et qu’elle dirige depuis plus de sept décennies. Ce changement, jusqu’alors simplement suggéré par la rhétorique, se matérialise enfin dans la politique. Et il menace de remodeler non seulement les schémas commerciaux, mais aussi les flux de capitaux, la confiance des entreprises, la psychologie des consommateurs et le manuel macroéconomique qui sous-tend l’allocation d’actifs mondiale depuis une génération.
Les marchés ont réagi rapidement et rationnellement. Avec la brutalité de l’annonce et le ton agressif de la présentation, les investisseurs ont commencé à se demander si les États-Unis pouvaient continuer à jouer leur rôle traditionnel de point d’ancrage de l’économie mondiale. Ce que nous appelons depuis longtemps « l’exceptionnalisme américain » — le phénomène de la surperformance américaine après la crise financière mondiale — est soudain apparu plus fragile, voire réversible.
Mais qu’est-ce que l’exceptionnalisme américain?
Il s’agit d’un ensemble des dynamiques de renforcement qui ont permis à l’économie américaine de dominer le monde développé en matière d’innovation, de productivité et de rentabilité au cours des 15 dernières années. Depuis la crise financière mondiale, les États-Unis ont connu une croissance plus rapide que la plupart des autres économies avancées, grâce à la résilience de la demande des consommateurs, à la robustesse et à la flexibilité du marché du travail, à la profondeur des marchés de capitaux et à un écosystème technologique inégalé. Ces atouts se sont reflétés dans les performances du marché boursier : le S&P 500 a dépassé pratiquement tous les indices de référence mondiaux, et les actions américaines représentent aujourd’hui plus de 70 % de l’indice MSCI Monde, par rapport à environ 42 % au lendemain de la crise.
Les capitaux ont afflué en conséquence. Le dollar américain est demeuré la principale monnaie de réserve mondiale. Les obligations du Trésor américain étaient l’actif refuge par excellence. Les investissements directs étrangers ont explosé et les investisseurs mondiaux ont augmenté leur part d’actions américaines au détriment des marchés plus cycliques ou instables. En période de turbulence, l’instinct était simple : se réfugier dans la sécurité du système américain, où l’État de droit, la transparence des politiques et l’ouverture des marchés offraient à la fois sécurité et possibilités.
Mais aujourd’hui, ce discours est menacé. Les nouveaux tarifs de M. Trump — qui, s’ils sont pleinement mis en œuvre, feront passer le taux moyen des tarifs américains d’environ 2 % à près de 25 % — représentent le revirement de politique commerciale le plus agressif et le plus complet de l’histoire moderne des États-Unis. Et bien que la rhétorique de l’administration ait présenté le revirement comme un acte nécessaire de « libération économique », les implications pour la croissance, l’inflation, la politique monétaire et les flux de capitaux mondiaux sont bien plus préoccupantes.
Examinons-les.
Premièrement, la croissance risque d’être sérieusement affectée. Les droits de douane sont des taxes, et ils pèseront de manière disproportionnée sur les entreprises et les consommateurs américains. Le coût des importations américaines augmentera fortement, ce qui accroîtra la pression sur les budgets des ménages, déjà mis à rude épreuve par les récentes hausses de prix. Les coûts des intrants des entreprises augmenteront également, en particulier dans les industries américaines qui dépendent de chaînes d’approvisionnement internationales complexes.
Nous estimons que les effets directs d’une mise en œuvre complète du barème tarifaire proposé réduiront le PIB réel d’environ 100 points de base au cours des 12 prochains mois. Même une mise en œuvre partielle réduirait fort probablement la croissance d’au moins 75 points de base. Il ne s’agit pas d’effets marginaux. Ils représentent la différence entre l’expansion continue et une récession. Par conséquent, nous nous attendons maintenant à un début de ralentissement dans le courant de l’année, de modéré à sévère selon la mise en œuvre de la politique.
Deuxièmement, l’incertitude exerce son propre frein. Avant même que les droits de douane n’entrent en vigueur, l’ambiguïté entourant leur portée et leur durée incite les entreprises à reculer sur leurs dépenses d’investissement, leurs plans d’embauche et leurs décisions stratégiques à long terme. Les enquêtes sur la confiance des entreprises et les intentions d’investissement ont fortement chuté ces dernières semaines. Dans des conversations privées, les dirigeants disent aux investisseurs qu’ils ne peuvent tout simplement pas modéliser leurs futures structures de coûts sous ce nouveau régime. Cette incertitude suffit à elle seule à retarder les investissements et, si elle se répercute sur une masse critique d’entreprises, à amplifier le ralentissement.
Troisièmement, la Réserve fédérale pourrait être moins utile que les marchés ne le prévoient actuellement. Bien que les réductions de taux soient escomptées — environ 100 points de base d’assouplissement au cours de l’année prochaine —, nous voyons des risques dans la direction opposée. Les hausses de prix induites par les tarifs douaniers pourraient repousser l’inflation de base au-dessus de 4 % d’ici la fin de l’année, en particulier dans les catégories de biens ayant peu de substituts nationaux. Cela compliquerait le mandat de la Fed et réduirait sa capacité à stimuler l’économie face à un choc d’offre. De plus, en l’absence d’une réponse fiscale coordonnée, l’assouplissement monétaire pourrait ne pas suffire à compenser la contraction de la demande.
Quatrièmement, le compte financier des États-Unis — reflet de leur déficit du compte courant — pourrait faire l’objet d’un nouvel examen. Pendant des décennies, les États-Unis ont compté sur l’afflux de capitaux étrangers pour financer leur déficit commercial persistant. Ces flux se justifiaient par leur réputation en tant qu’économie fiable, soumise à des règles et axée sur l’innovation. Mais si les États-Unis sont désormais perçus comme imprévisibles ou antagonistes dans leurs relations internationales, les investisseurs étrangers pourraient commencer à remettre en question leur surexposition. Comme ces flux continus ont contribué à faire grimper les valorisations des actifs américains et à créer une prime liée à l’« exceptionnalisme américain », leur inversion pourrait exercer une pression durable à la baisse sur le dollar et augmenter le coût du capital pour le gouvernement américain comme pour ses entreprises.
Enfin, l’effet de richesse pourrait devenir négatif. Les avoirs en actions des ménages ont atteint des sommets historiques, équivalant à 2,5 années de revenu disponible pour le ménage médian, soit environ 70 % de plus que le sommet atteint lors de la bulle technologique. Cette richesse a alimenté la consommation, en particulier dans les cohortes à revenus élevés. Mais une chute brutale des marchés boursiers, déjà en cours, pourrait inciter à l’épargne de précaution, réduire les dépenses discrétionnaires et déclencher un cycle auto-alimenté de baisse des revenus et de la demande.
Une analyse macroéconomique robuste repose sur l’estimation des effets secondaires et tertiaires de tout événement. Au-delà de l’impact initial direct, les conséquences sont vastes. Par exemple, une baisse de la confiance des ménages et des entreprises, qui réduit la consommation, l’embauche et les dépenses d’investissement, pourrait finalement pousser l’économie au bord du gouffre et causer une récession.
Au niveau mondial, la réponse a été mesurée, mais résolue. Aucun partenaire commercial majeur n’a suivi les États-Unis sur la voie du protectionnisme.
Au contraire, ils ont adopté des mesures de rétorsion ciblées, tout en redoublant d’efforts pour diversifier leurs relations commerciales et établir de nouveaux partenariats. L’Europe, par exemple, a choisi de négocier des prix planchers avec la Chine pour les véhicules électriques plutôt que d’imposer ses propres droits de douane, envoyant ainsi un signal clair d’ouverture stratégique. La Chine, pour sa part, a riposté avec précision (en bloquant les livraisons de Boeing, en augmentant les tarifs sur les produits américains et en restreignant les exportations de minéraux essentiels) tout en insistant sur le « respect mutuel » comme base de tout dialogue futur.
Dans ce contexte, une conséquence macroéconomique clé se dessine : l’impulsion inflationniste pourrait demeurer largement centrée sur les États-Unis, alors que le reste du monde conserve la possibilité d’assouplir sa politique monétaire. Cette divergence ajoute une couche supplémentaire de complexité à l’allocation d’actifs mondiaux, et remet en question l’hypothèse à long terme de la suprématie du marché américain.
Section 2 : Oh Canada !
Le Canada et le Mexique sont sortis relativement indemnes de la journée du 2 avril. Sans aller jusqu’à parler de « coup de chance », l’absence de tarifs de représailles directs de la part des États-Unis constitue un soulagement non négligeable. Dans un contexte mondial où les tensions commerciales s’intensifient rapidement et où l’incertitude est devenue la norme, le fait d’être épargné par les mesures punitives offre plus qu’une simple stabilité à court terme. Cette situation permet de réfléchir, de recalibrer et de se préparer.
Pour le Canada, ce répit est particulièrement précieux. En termes pratiques, cela signifie moins de pressions inflationnistes importées par le prix des marchandises, notamment dans des secteurs critiques comme l’alimentation, l’automobile et la machinerie. Ceci permet, à son tour, à la Banque du Canada de maintenir l’orientation de sa politique : elle peut s’assurer que les anticipations d’inflation demeurent ancrées, sans être forcée de surréagir à un choc inflationniste d’origine commerciale provenant de l’étranger.
En effet, lors de sa dernière conférence de presse, la Banque du Canada a clairement indiqué que même si les changements de politique américaine sont sous surveillance, ils ne se traduisent pas automatiquement par des mesures canadiennes.
La priorité demeure nationale : protéger les ménages d’une inflation persistante sans étouffer la croissance. Avec une inflation de base qui continue à reculer progressivement et les conditions du marché du travail qui s’assouplissent à la marge, la Banque est désormais dans une position plus confortable pour procéder à des réductions de taux, si nécessaire — particulièrement alors que le cycle mondial commence à pencher vers la désinflation.
Mais ce moment appelle également à l’introspection. Pendant trop longtemps, le destin économique du Canada a été profondément — et peut-être excessivement — lié à l’accès au marché américain. Cette dépendance est bénéfique à de nombreux égards, mais elle a également encouragé une certaine complaisance. En agissant comme une force d’attraction pour les exportations et les capitaux canadiens, le marché américain a atténué l’urgence de résoudre les faiblesses structurelles au pays.
Au cours de la dernière décennie, le PIB réel par habitant du Canada a essentiellement stagné. Cela n’est pas uniquement dû à la démographie. Le facteur sous-jacent a été un déclin marqué de l’investissement par travailleur, particulièrement en comparaison avec les États-Unis et d’autres économies comparables. Depuis 2015, l’investissement des entreprises par employé canadien a chuté de plus de 10 %, alors qu’aux États-Unis et dans certains pays européens, comme l’Allemagne, il s’est maintenu ou a même augmenté, malgré des vents macroéconomiques contraires.
Cet écart persistant en matière d’investissement a conduit à un écart tout aussi persistant de productivité. La productivité de la main-d’œuvre canadienne (définie globalement comme la production par heure travaillée) n’a augmenté que de 0,2 % par an au cours de la dernière décennie. En contrepartie, la croissance de la productivité américaine sur la même période a atteint en moyenne 1,8 % par an. Bien que ces différences puissent sembler minimes isolément, leur effet cumulatif au fil du temps est significatif. En termes pratiques, elles se traduisent par une croissance plus lente des revenus, une compétitivité nationale diminuée et une capacité fiscale réduite pour répondre aux futurs chocs économiques.
Les causes de cette sous-performance sont multiples. La forte concentration industrielle, en particulier dans les secteurs de la finance, des télécommunications et des transports, limite la concurrence et réduit les incitatifs à l’innovation. La complexité réglementaire, notamment pour les projets à grande échelle dans les domaines de l’infrastructure, de l’énergie et de l’industrie manufacturière, agit comme frein supplémentaire à la formation de capital. Le niveau d’imposition est relativement élevé et n’incite pas toujours à des investissements plus importants.
À la lumière de ces facteurs, la position actuelle du gouvernement canadien pourrait devoir évoluer. Les économistes, les chefs d’entreprise et les décideurs politiques reconnaissent de plus en plus que le moment est venu de dépasser les solutions temporaires et de s’orienter vers une réforme structurelle. Au début du mois, nous avons publié un livre blanc décrivant un cadre pour un tel programme de réforme, avec trois piliers clés :
1. Réforme de la politique fiscale : Le Canada doit de toute urgence réévaluer le climat d’investissement qu’il offre aux entreprises nationales et étrangères. Bien que la stabilité macroéconomique et des finances publiques saines constituent des atouts majeurs, notre structure fiscale demeure relativement peu compétitive. Repenser les déductions pour amortissement, les taux d’imposition des sociétés et les incitatifs ciblés pourrait contribuer à libérer des capitaux privés et à inverser le malaise qui affecte le climat d’investissement.
2. Des processus réglementaires rationalisés : Partout au pays, des projets économiques de grande envergure, qu’ils soient liés à l’énergie, au logement ou à la technologie, sont soumis à des délais d’approbation excessivement longs et de plus en plus imprévisibles. Les évaluations environnementales et les études d’impact demeurent des outils importants, mais elles doivent être réformées afin d’accroître la transparence, de réduire les redondances et d’accélérer l’exécution. Les pays qui parviennent à réduire les formalités administratives sans compromettre les normes détiendront un avantage pour attirer les capitaux.
3. Réimaginer la stratégie commerciale : Bien que l’accès aux États-Unis demeure toujours la pierre angulaire de notre commerce extérieur, le Canada doit continuer à approfondir ses liens économiques avec d’autres pays. Cela passe non seulement par l’accélération de la conclusion d’accords de libreéchange avec l’Europe, la région indo-pacifique et l’Amérique latine, mais aussi par la libéralisation du commerce intérieur, un domaine dans lequel le Canada est nettement moins performant. Selon des estimations du FMI, la suppression des barrières commerciales interprovinciales pourrait ajouter 3 à 4 % au PIB à long terme.
Ensemble, ces réformes contribueraient à repositionner l’économie canadienne pour qu’elle soit plus compétitive et plus résiliente. Plus encore, elles permettraient au Canada de façonner son destin de manière proactive dans un monde où les alliances économiques sont redéfinies et où les anciennes certitudes ne tiennent plus. La leçon à tirer du 2 avril n’est pas simplement que le Canada l’a échappé belle. C’est que, dans un monde de plus en plus fragmenté, la résilience doit se mériter — et non se présumer.
Section 3 — Les marchés s’expriment
Si les changements politiques définissent le paysage macroéconomique, ce sont les marchés qui fournissent la rétroaction la plus immédiate. À la suite de l’annonce du 2 avril, la réaction des marchés financiers mondiaux a été à la fois rapide et sévère — un rappel puissant que la psychologie des investisseurs est profondément sensible aux changements d’incertitude, de crédibilité et de perception des changements de régime.
À bien des égards, le marché obligataire est devenu l’arène principale où ces tensions se manifestent. Bien que les marchés boursiers étaient déjà nerveux avant le « Jour de la Libération », c’est la réévaluation dramatique de la dette souveraine qui a véritablement signalé un changement de narratif. Dans les jours suivant l’annonce, les taux des obligations du Trésor américain à 10 ans ont bondi de près de 50 points de base, atteignant 4,5 %, avant de reculer quelque peu. Le taux des titres du Trésor à 30 ans a brièvement dépassé 4,9 %, déclenchant des signaux d’alarme sur tous les pupitres d’arbitrage de revenu fixe à travers le monde. Ces mouvements ne sont pas communs; ils suggèrent un marché aux prises avec un mélange rare et inconfortable de craintes d’inflation, d’incertitude politique et de risque réputationnel.
C’est la rupture des corrélations historiques qui rend cet épisode si inhabituel. Traditionnellement, l’accroissement des craintes de récession ou de volatilité des marchés financiers incite les investisseurs à chercher refuge dans les obligations du Trésor américain, considérées comme l’ultime valeur refuge.
Nous avons plutôt observé l’inverse : les prix des obligations du Trésor ont chuté alors que les taux augmentaient, même face à un risque géopolitique accru et à un sentiment boursier qui se détériorait. Cette divergence n’est pas seulement une anomalie; c’est un signal potentiel que la confiance envers la stabilité fiscale et institutionnelle des États-Unis s’érode.
Derrière cette secousse du marché obligataire se cache une préoccupation plus systémique : les États-Unis pourraient entamer une phase de démesure stratégique, où les politiques fiscales, commerciales et monétaires deviennent de plus en plus politisées et imprévisibles — des circonstances qui sont typiquement associées aux marchés émergents et non à des valeurs refuges stables. Les marchés ont commencé à chuchoter le retour des « justiciers obligataires » — une expression popularisée pour la dernière fois dans les années 1990 pour décrire les investisseurs qui punissent les gouvernements qu’ils perçoivent comme fiscalement irresponsables en exigeant des taux plus élevés. En fait, certains sont même allés jusqu’à établir des comparaisons avec la « crise du mini-budget » de 2022 au Royaume-Uni sous Liz Truss, lorsqu’un ensemble de mesures fiscales imprévues et peu crédibles a provoqué une révolte parmi les investisseurs. Leur réaction a fait tomber le gouvernement. Bien que l’échelle et le contexte soient différents, l’analogie est révélatrice : lorsque la confiance s’érode, les conséquences peuvent s’intensifier rapidement.
Les conséquences réputationnelles s’étendent au-delà des obligations. Sur les marchés des devises, le dollar américain n’a pas joué son rôle habituel de point d’ancrage contracyclique. Malgré l’incertitude mondiale croissante et les signes de fragilité économique, le billet vert s’est affaibli face à la plupart des principales devises. Ce découplage de son statut traditionnel de valeur refuge renforce l’impression que les États-Unis ne sont plus perçus comme un gestionnaire prévisible de la stabilité économique mondiale.
La rhétorique émanant de Washington ne fait qu’attiser les flammes. Les allusions selon lesquelles les recettes tarifaires pourraient être utilisées pour financer des réductions d’impôts politiquement opportunes ont soulevé des signaux d’alarme concernant la viabilité fiscale à long terme.
Ceci est particulièrement inquiétant dans une année où les paiements d’intérêts sur la dette nationale devraient dépasser 1 000 milliards de dollars, un chiffre qui pourrait augmenter considérablement si les coûts d’emprunt restent élevés. Cela signifie que les dépenses pour le service de la dette seraient plus élevées que pour le budget de la Défense. La combinaison d’une politique commerciale de plus en plus erratique et de déficits budgétaires qui gonflent, en l’absence d’un plan clair visant à concilier les deux, a incité certains investisseurs étrangers à repenser leur allocation d’actifs. Bien qu’aucun exode n’ait été observé, des preuves anecdotiques indiquent un appétit croissant pour la diversification; s’éloigner des obligations du Trésor américain pour se tourner vers des obligations souveraines d’autres économies du G10 ou de marchés émergents dont les fondamentaux s’améliorent.
Ce changement de sentiment est subtil, mais potentiellement profond. Après avoir été la pierre angulaire des portefeuilles mondiaux pendant des décennies, les actifs américains sont désormais remis en question, non seulement pour leur potentiel de rendement, mais aussi pour leur profil de risque politique et institutionnel. Pour les investisseurs habitués à attribuer une prime de risque quasi nulle au crédit américain et au risque de change, cela constitue un changement de paradigme. Les implications en matière de construction de portefeuille sont significatives, touchant les stratégies de couverture de change, l’allocation d’obligations souveraines, les primes de risque des actions et les rendements attendus à long terme.
Ultimement, ce n’est pas la performance économique des États-Unis qui est réévaluée, mais l’idée plus large de confiance économique — confiance envers les règles, les institutions et l’engagement en matière de multilatéralisme.
Pendant des décennies, la politique américaine a reposé sur un fondement de crédibilité, construit progressivement grâce à une politique prévisible, à la transparence et à l’indépendance institutionnelle. Ce fondement montre maintenant des fissures, et les marchés réagissent en conséquence. La question clé n’est pas simplement de savoir si les États-Unis entreront en récession, ou si les tarifs douaniers réduiront le PIB américain de 1 % ou 4 %. Ces considérations sont importantes, mais elles sont cycliques.
Le problème plus profond est structurel : sommes-nous témoins d’un changement de régime en ce qui concerne la façon dont le monde perçoit et évalue les actifs américains ? Si c’est le cas, les conséquences se feront sentir bien au-delà de 2025 dans l’évaluation du risque, dans les flux de capitaux mondiaux et dans l’architecture du système financier international.
Conclusion — Une nouvelle réalité d’investissement
Les implications du 2 avril vont bien au-delà des flux commerciaux ou des prévisions d’inflation. Ce que nous observons est l’étape embryonnaire d’une réorganisation potentielle du leadership économique mondial. Pendant plus d’une décennie, l’exceptionnalisme américain reposait sur son ouverture, son dynamisme et la fiabilité perçue de ses institutions. Cette perception, autrefois considérée comme acquise, est maintenant remise en question, et les marchés se recalibrent.
Pour le Canada, ce moment représente à la fois un avertissement et une occasion. Bien que nous ayons évité le pire des retombées commerciales immédiates, les vulnérabilités exposées dans notre propre structure économique sont trop importantes pour être ignorées. Il faut agir maintenant sur la productivité, l’investissement et la diversification, et non lors du prochain choc.
Pour les investisseurs, le message est tout aussi clair. Les hypothèses qui sous-tendaient les décisions d’allocation d’actifs au cours du cycle précédent pourraient ne plus tenir. Les actifs américains, longtemps considérés comme les plus sûrs et les plus rentables, doivent maintenant être évalués à travers une optique différente.
Celle-ci doit tenir compte du risque géopolitique croissant, de la détérioration de la cohérence fiscale et d’un consensus fragile.
Dans cette nouvelle réalité, la prudence réside dans la diversification, non seulement entre les classes d’actifs, mais aussi entre les zones géographiques, les régimes et les facteurs de risque. La prochaine décennie pourrait être façonnée non pas par les mêmes vieilles règles du jeu, mais par la capacité à reconnaître le moment où les anciennes règles ne s’appliquent plus.
Positionnement actuel
Le mois dernier, nous avons souligné l’évolution de notre positionnement en actions, avec une préférence croissante pour les actions internationales, particulièrement en Europe et en Chine, par rapport aux actions américaines. Ce changement a été initialement dicté par des perspectives de croissance divergentes, l’Europe et la Chine montrant des améliorations tandis que les États-Unis et l’Amérique du Nord ralentissaient. Les récentes actions politiques américaines ont renforcé notre point de vue, amenant les investisseurs à exiger une prime de risque plus élevée pour les actifs américains. Nous avons atteint un tournant : après des années de surperformance des actions américaines, nous prévoyons une nouvelle ère où les investisseurs seront moins enclins à payer une prime de valorisation substantielle pour les actions américaines. À mesure que les flux de capitaux mondiaux se déplacent, l’écart de valorisation entre les États-Unis et des régions comme l’EAEO, les marchés émergents et le Canada devrait diminuer. Tout en demeurant tactiques et agiles dans notre positionnement , nous nous attendons à ce que ce thème se déploie sur une période prolongée.
Sur les marchés de change, nous sommes de plus en plus convaincus que le dollar américain entame un marché baissier. Dans nos rapports précédents, nous avons mentionné notre position longue sur le yen japonais par rapport au dollar américain, étant donné sa forte sous-évaluation et son rôle de couverture contre les événements risqués. Au cours du dernier mois, nous avons augmenté cette position et initié une position courte sur le dollar américain contre l’euro. Face aux droits de douane du « Jour de la Libération », nous pensons que les investisseurs européens pourraient commencer à se couvrir contre le dollar américain, le poussant à la baisse. Le rapatriement et les ventes d’actifs américains pourraient renforcer davantage l’euro.
En ce qui concerne les titres à revenu fixe, nous pensons que la Fed pourrait avoir du mal à atténuer l’impact des droits de douane sur la croissance, surtout s’ils entraînent simultanément une inflation plus élevée. Cependant, ce point de vue est contrebalancé par les taux réels attrayants qui sont actuellement offerts par les obligations d’État et qui offrent une valeur raisonnable aux investisseurs. Bien que les obligations puissent ne pas être la position la plus tactique dans l’environnement actuel, nous continuons à les considérer comme essentielles pour la génération de rendement, la gestion des risques et la construction de portefeuille, particulièrement au niveau actuel des taux.