Macro & Stratégie - Octobre 2024

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Les banques centrales affutent leurs couteaux

Après la baisse de 50 points de base de la Réserve fédérale américaine le 18 septembre dernier, les banques centrales des pays développés ont officiellement commencé à synchroniser leurs cycles de coupures des taux. Ce changement survient dans la foulée des cycles synchronisés sans précédent de baisses, puis de hausses des taux lors de la pandémie de COVID-19, et d’une normalisation de l’inflation à l’échelle mondiale.

À notre avis, nous entrons dans la phase finale de la période post-COVID, qui a commencé en 2021 et devrait se terminer vers le milieu de 2025. Elle se caractérise par une inflation qui atteint un sommet générationnel, un resserrement des politiques monétaires et l’éventuel ralentissement qui se poursuit au moment d’écrire ces lignes.

Avec le recul, nous constatons que les pressions désinflationnistes des 24 derniers mois au Canada et aux États-Unis découlaient principalement de la normalisation des chaînes d’approvisionnement mondiales, de l’augmentation de la disponibilité de main-d’œuvre en Amérique du Nord (principalement en raison de l’immigration au Canada) et des effets de la hausse du taux d’activité et de la productivité aux États-Unis. En ce dernier trimestre de 2024, force est de constater que les politiques monétaires sont devenues trop restrictives, et que les banques centrales aspirent à un retour vers un taux neutre, soit 2,5 % à 3 % dans les deux pays.

À la fin de ce cycle de réduction, un tout nouveau cycle économique nous attend. Il devrait émerger non pas des cendres d’une récession, mais probablement d’une économie américaine près du seuil d’équilibre, avec des économies qui stagnent au Canada, en Europe, au Japon et en Chine.

Dans quelle mesure le cycle de coupures synchronisées est-il escompté ?

Pour la prochaine année, les marchés escomptent déjà plusieurs coupures de taux, anticipant un virage de politiques de lutte contre l’inflation à des politiques de soutien à la croissance. La nature synchronisée de ce cycle de coupures – auquel devraient participer plusieurs des principales banques centrales – est un autre aspect important de cette trame narrative. Contrairement aux cycles précédents, où les politiques monétaires étaient marquées par des disparités régionales, celui-ci devrait se caractériser par une réponse coordonnée à l’échelle mondiale.

Au sortir de la période post-COVID, probablement au cours du second semestre de 2025, nous entrerons dans un nouveau cycle économique, où la gestion de l’inflation cédera sa place à la gestion du ralentissement de la croissance. Ce contexte créera des défis et des opportunités uniques, aussi bien pour les marchés que pour les décideurs politiques.

Analyse historique des cycles de réduction de la Fed

Pour mieux comprendre la trajectoire possible du prochain cycle de réduction et ses effets potentiels sur les marchés, il convient de se pencher sur les cycles de réduction précédents de la Fed.

Par le passé, ces cycles étaient motivés par un ensemble de forces macroéconomiques, qu’il s’agisse du ralentissement de la croissance, de pressions inflationnistes et de difficultés en matière de stabilité financière. Mais dans le cas qui nous intéresse, l’économie américaine se trouve en excellente posture, bien qu’elle se normalise à un rythme qui nécessite une gestion méticuleuse de la part de la Fed.

À partir de données sur les taux des fonds fédéraux remontant à 1928, nous avons examiné chacun des 22 principaux cycles de réduction de taux de la Fed et à ce qui était escompté par les marchés à l’époque.

Pour des questions de disponibilité des données, nous avons dû recourir à une approximation des prix du marché, étant donné que le marché des contrats à terme sur fonds fédéraux n’a été créé qu’en 1988. Nous avons jugé que la meilleure solution était de nous fonder sur le taux des obligations du Trésor à deux ans, pour lequel nous avons pu remonter jusqu’en 1940 en utilisant les données de GFD. C’est ce qui nous a permis d’analyser 19 cycles de réduction.

L’idée derrière cette approximation1 est simple : l’écart entre le taux à deux ans et le taux des fonds fédéraux reflète, du moins en partie, les attentes du marché à l’égard des prochaines coupures de taux. Lorsque l’écart est important, le marché anticipe des baisses plus importantes, car le taux à deux ans reflète les attentes concernant le taux directeur moyen de la Fed pour les deux prochaines années.

Cette approximation n’est pas assez précise pour déterminer combien de points de base de coupures de taux étaient escomptés à chaque jonction. Ainsi, nous avons opté pour une règle du pouce : l’écart lors de la date de décision était-il plus large ou plus serré que l’écart historique médian ?

Plus précisément, nous avons calculé que l’écart médian entre le taux à deux ans et le taux des fonds fédéraux au début des cycles de réduction était de - 98 points de base. Lorsque l’écart est plus large, c’est signe que les marchés anticipent un cycle caractérisé par de fortes baisses, alors que si l’écart est plus serré, les marchés s’attendent à des coupures peu significatives.

La même logique s’applique à la caractérisation des cycles de réduction de taux. Nous avons constaté que la taille médiane des cycles de réduction de l’échantillon est -365 points de base. Tout mouvement en dessous de la médiane est considéré comme un cycle agressif, alors que tout mouvement au-dessus de la médiane est perçu comme un cycle peu agressif.

Le tableau ci-dessous montre que sur 12 des 19 cas survenus après 1940 (pour lesquels nous disposons de données sur les taux des obligations du Trésor américain à 2 ans), la Fed a réalisé le type de cycle de réduction initialement escompté. Dans cinq cas, les coupures de la Fed étaient supérieures aux prévisions, alors que dans seulement deux cas, elles étaient inférieures.

Comparaison entre les mesures de la Fed et les attentes du marché

La mesure dans laquelle les interventions de la Fed répondent aux attentes ou les dépassent peut avoir des conséquences importantes sur les marchés financiers.

Nous pouvons classer ces dynamiques en trois catégories :

1. La Fed exécute ce qui est escompté par les marchés (12 cycles sur 19)

Le scénario le plus courant est celui où la Fed met en branle le type de cycle de réduction attendu par les marchés. Ce scénario a tendance à favoriser les actions, à produire des résultats positifs, mais semblables à la médiane de l’échantillon complet pour les titres à revenu fixe et l’encaisse, et à défavoriser l’or.

Le cycle de réduction de la Fed de 1995 est un bon exemple. La banque centrale avait adopté des mesures brèves, mais ciblées face aux craintes de ralentissement de la croissance économique, malgré la stabilité relative de l’inflation.

Après avoir décrété une série de hausses de taux au début des années 1990 dans le but de refroidir l’économie, la Fed a changé de cap en juillet 1995 et entamé un bref cycle de coupures de taux. En l’espace de six mois, la banque centrale a réduit ses taux de 75 points de base au total, ce qui a fait passer le taux des fonds fédéraux de 6 % à 5,25 %.

Ces réductions étaient essentiellement préventives et visaient à soutenir l’expansion économique sans laisser les pressions inflationnistes s’accentuer. Le marché a bien réagi à cette prolongation du cycle économique de la Fed, comme en témoignent l’augmentation de l’indice S&P 500 et le rallye des marchés obligataires. Ce cycle est souvent perçu comme un fleuron de la Fed, qui a réussi à utiliser sa politique monétaire pour favoriser un atterrissage en douceur de l’économie.

2. La Fed dépasse les attentes (5 cycles sur 19)

Au classement des scénarios les plus courants, la deuxième position revient aux cas où la Fed dépasse les attentes, ce qui se produit généralement lors des récessions ou des crises financières. Selon notre échantillon historique, cette situation est généralement vue d’un bon œil par les marchés, tout particulièrement ceux de l’or et des titres à revenu fixe. En revanche, le rendement des actions a tendance à être plus volatil, et sa médiane est légèrement inférieure à celle de l’échantillon complet.

Le meilleur exemple d’un tel cycle serait la Crise financière mondiale de 2007-2008, qui a provoqué une réaction aussi dramatique qu’agressive de la part de la Fed.

Au départ, le marché anticipait des baisses modérées, mais à mesure que la crise s’aggravait et entraînait la faillite de grandes institutions financières telles que Lehman Brothers en 2008, la Fed a réduit ses taux de manière plus agressive. Au cours du cycle, la Fed a abaissé le taux des fonds fédéraux pour les porter de 5,25 % à presque zéro (0 % à 0,25 %) avant décembre 2008, ce qui représente une coupure totale de 500 pdb. Malgré ces efforts, les marchés boursiers se sont effondrés, comme en témoigne la chute historique de l’indice S&P 500, tandis que les marchés obligataires et les valeurs refuges comme l’or ont connu des afflux importants alors que les investisseurs cherchaient de la stabilité en période de débâcle économique.

Ce cycle de réductions a été l’un des plus intenses de l’histoire de la Fed. Il a marqué le début d’une longue période d’assouplissement monétaire et de politiques non traditionnelles telles que l’assouplissement quantitatif. Plus important que prévu, cet assouplissement a d’abord provoqué la panique sur les marchés boursiers, mais l’or et les obligations gouvernementales de long terme en ont profité, car les investisseurs recherchaient des valeurs refuges.

3. La Fed ne répond pas aux attentes (2 cycles sur 19)

Le dernier scénario est celui où la Fed ne répond pas aux attentes.

D’après notre étude historique, cette situation ne s’est produite qu’à deux reprises : en 1973 lorsque l’embargo pétrolier de l’OPEP a créé une stagflation, incitant la Fed à réduire ses taux moins que prévu pour contenir l’inflation, et en 1998 lorsque la Fed a pris des mesures préventives face aux turbulences sur les marchés émergents avant d’enchaîner avec deux coupures supplémentaires en réponse à la crise de LTCM.

Dans les deux cas, les marchés boursiers ont eu des réactions diamétralement opposées : des rendements très négatifs lors de l’épisode de 1973 et fortement positifs en 1998. En revanche, les marchés de l’or et des titres à revenu fixe ont réagi négativement dans les deux cas.

Conclusion : où en sommes-nous aujourd’hui ?

À l’heure actuelle, les marchés s’attendent à un cycle de réduction agressif de la part de la Fed, ce qui, comme nous l’avons mentionné précédemment, s’est traduit historiquement par des réductions de plus de 365 points de base. À la lumière de notre étude du contexte économique américain actuel, il serait peu probable que la Fed procède à un assouplissement aussi important au cours du prochain cycle, car les risques de récession sont suffisamment faibles.

Nous nous attendons donc à ce que les coupures durant ce cycle soient peu significatives, avec des coupures inférieures à la médiane des cycles sans récession, qui se chiffre à 313 points de base. À notre avis, le scénario le plus probable est celui d’un taux d’environ 3 %, que nous estimons être le seuil neutre, d’ici la fin de 2025. Pour ce faire, la Fed couperait les taux de 250 points de base en tout. Le cycle à venir devrait donc se classer dans la catégorie de ceux qui ne répondent pas aux attentes des marchés.

Comme nous ne voyons pas un environnement de stagflation se profiler à l’horizon, nous avons tendance à nous fier à l’épisode de 1998 comme point de référence; les actions (petites et grandes capitalisations) et l’encaisse avaient généré des rendements positifs, tandis que l’or et les titres à revenu fixe avaient enregistré des rendements négatifs.

À l’aube de ce nouveau cycle de réductions, les données historiques nous offrent des leçons importantes. Si les marchés escomptent généralement le contexte macroéconomique en cours, la Fed se doit de réagir rapidement à l’évolution des données. Le fait que les interventions de la Fed soient supérieures, égales ou inférieures aux attentes dépend de l’évolution de l’économie, notamment en ce qui concerne l’inflation, la croissance et la stabilité financière.

Le cycle de réductions synchronisées qui se profile à l’horizon comporte des risques et des opportunités uniques. Les banques centrales du monde entier risquent de concerter leurs efforts, ce qui pourrait amplifier les effets sur les marchés et, selon toute vraisemblance, conduire à de meilleurs résultats financiers.

Perspectives et positionnement actuels

Nous maintenons une surpondération des actions par rapport à l’encaisse, tout particulièrement les actions canadiennes, américaines et des marchés émergents. Le contexte actuel reste favorable aux actions : la croissance est résiliente et demeure conforme ou supérieure à la tendance, tandis que l’inflation se rapproche du taux cible. Les banques centrales peuvent donc assouplir leurs taux d’intérêt en les faisant passer d’un niveau restrictif à un niveau neutre ou accommodant.

La Banque populaire de Chine vient de mettre en place de nouvelles facilités de financement dans le but d’injecter des liquidités, qui finiront par se retrouver sur le marché des actions. Nous croyons que ces mesures de relance alimenteront l’appétit pour le risque, soutiendront les prix des actifs en difficulté au pays et raviveront le sentiment des investisseurs à l’égard des titres chinois. Il y a bien longtemps que la Chine n’a pas pris de mesures aussi ciblées et positives pour relancer son économie et son marché en difficulté.

Par ailleurs, nous ne croyons pas que les investisseurs occidentaux soient actuellement très exposés à la Chine. En fait, dans la foulée de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et de deux années de faible croissance en Chine, ils sont nombreux à avoir réduit leur exposition au point d’être sous-pondérés.

Nous pensons que les répercussions positives des mesures de relance chinoises s’étendront au reste de l’Asie, ce qui constituerait une toile de fond favorable aux actions japonaises. Nous nous attendons également à ce que ces mesures de relance rejoignent plus d’acteurs sur les marchés boursiers et qu’elles profitent à davantage de régions (autres que les États-Unis) et de secteurs (autres que les grandes entreprises de technologie américaines).

Nous continuons aussi à surpondérer les obligations par rapport à l’encaisse, tout particulièrement le segment à long terme de la courbe des taux au Canada et aux États-Unis. Comme l’inflation montre enfin des signes de retour à la cible, la Fed et la Banque du Canada sont mieux placées pour soutenir l’économie en décrétant des baisses de taux. Dans une perspective de construction de portefeuille, cela fait augmenter la durée et la valeur des obligations détenues, car ces actifs couvrent efficacement le risque lié aux actions. Au cours de l’été, nous sommes devenus de plus en plus optimistes à l’égard des obligations, et les messages des banques centrales, de même que les nouvelles données, viennent confirmer ce changement de point de vue. Nous nous attendons à ce que les obligations commencent à occuper une place importante dans les portefeuilles à partir de maintenant.

Enfin, nous croyons que le contexte macroéconomique actuel est propice à un affaiblissement du dollar américain. Une croissance cohérente avec la tendance, des politiques accommodantes de la part de la Fed et une vague mondiale de mesures de relance ont eu tendance, par le passé, à faire baisser le dollar. À l’heure actuelle, nous sous-pondérons le dollar américain et privilégions d’autres devises du G10 telles que la livre sterling, le franc suisse et le yen japonais. Par ailleurs, nous considérons que la faiblesse du dollar américain augure bien pour l’or.

Sébastien Mc Mahon

Vice-président, allocation d'actifs, stratège en chef, économiste sénior et gestionnaire de portefeuilles

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