Macro & Stratégie - Septembre 2024

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L’économie américaine est-elle soudainement devenue moins exceptionnelle?

Au cours des dernières années, l’économie américaine a surperformé la plupart de ses pairs, d’où l’expression « exceptionnalisme américain » pour décrire aussi bien la capacité du gouvernement américain à gonfler sa dette publique que la forte valorisation du marché boursier. Même les Jeux olympiques d’été ont semblé confirmer cet exceptionnalisme, les États-Unis ayant enregistré une autre performance dominante.

Toutefois, le marché obligataire commence à douter de la capacité de l’économie américaine à rester aussi exceptionnelle encore plusieurs années, ce qui a provoqué des soubresauts qui ont momentanément fait bondir le VIX (l’indice de peur à Wall Street) à des niveaux de crise pendant le mois d’août.

Le dénouement des opérations de portage (carry trade en anglais) sur le yen et les faibles liquidités habituelles en août n’ont fait qu’alimenter les mouvements de marché extrêmes (par exemple, le Nikkei a plongé de 20 % en trois jours – sa pire chute depuis 1959 – avant de récupérer l’essentiel de ses pertes au cours des semaines qui ont suivi). Cela dit, le signal macroéconomique à retenir de ce mois d’août riche en rebondissements est que les investisseurs révisent leurs perspectives sur la résilience de l’économie américaine et, accessoirement, sur le comportement attendu de la Fed.

À la fin du mois d’août, les marchés tablaient sur quatre coupures de taux de 25 points de base au cours des trois réunions restantes de l’année, ce qui implique une forte probabilité de baisse de 50 points de base. Nous sommes loin de la prévision de juin, qui ne reposait que sur deux coupures de taux. Désormais, les marchés croient que la Fed annoncera des baisses jusqu’à ce que le taux directeur oscille autour de 3 %, ce que la banque centrale considère comme un taux neutre où la politique monétaire n’est ni stimulante ni restrictive. Autrement dit, les marchés ne croient toujours pas que la Fed devra renverser sa position et lutter contre une récession au cours des 24 prochains mois.

Nous posons donc la question suivante : l’économie américaine se dirige-t-elle tout à coup vers une récession? Sinon, les mouvements de marché reflétaient-ils la faiblesse des liquidités dans un marché qui escomptait la perfection?

Le marché du travail et les risques de récession

Malgré les craintes de récession qui persistent depuis quelques années, le marché américain du travail demeure résilient. Des analystes ont récemment sonné l’alarme sur l’éventualité d’une récession, mais nous croyons toujours que les probabilités restent relativement faibles. En fait, le marché du travail est loin de se détériorer et serait plutôt en train de se normaliser, comme en témoignent des indicateurs clés tels que les offres d’emploi (qui continuent de dépasser les niveaux précédant la COVID et qui sont supérieures de 1,4 million à la population au chômage) et le taux de démission (qui renoue avec les niveaux précédant la pandémie). La croissance des salaires s’essouffle, mais elle continue de soutenir les dépenses de consommation.

Historiquement, la règle de Sahm, qui suit la moyenne mobile sur trois mois du taux de chômage par rapport à son creux de l’année précédente, s’est avérée utile et efficace pour prédire les récessions. Or, le contexte actuel est caractérisé par une augmentation de la population en âge de travailler attribuable à l’immigration, qui fait grimper le chômage en raison d’une expansion de l’offre de main-d’œuvre, ce qui augure bien pour la croissance. Nous partageons l’avis de Claudia Sahm (créatrice de la règle, voir ici) : ce contexte témoigne davantage d’une normalisation du marché du travail que d’une récession imminente. Plusieurs facteurs uniques, dont les rajustements postpandémiques du marché du travail et la forte demande des consommateurs, indiquent que ce signal doit être interprété avec prudence.

Ainsi, nous croyons que le risque de récession au cours des 12 prochains mois reste faible, probablement de l’ordre de 25 à 35 % (ce qui n’est pas très différent des probabilités de récession la plupart des années), et que le marché du travail est simplement en train de se normaliser dans le cadre d’un vaste processus de stabilisation économique.

Ce que la courbe des taux nous dit

Aux États-Unis, la courbe des taux est un baromètre intéressant, qui reflète les nouvelles attentes quant à la capacité de l’économie à réaliser un atterrissage en douceur sans provoquer une chute des taux d’intérêt réels.

Jusqu’à cet été, les segments de la courbe évoluaient en tandem, car il était presque assuré que l’inflation resterait maîtrisable et que la question était plutôt de savoir quel taux d’intérêt réel il faudrait appliquer pour atteindre cet objectif. Depuis le début de juillet, les extrémités à court et à long terme de la courbe ne sont plus synchronisées, et la courbe s’est fortement accentuée. C’est signe que les marchés ressentent l’urgence d’assouplir la politique monétaire, mais sont moins pessimistes quant à l’ampleur des prochaines baisses de taux directeur.

Aujourd’hui, les marchés considèrent que la Fed est la grande banque centrale qui accuse le plus de retard et qui, en moyenne, a le plus de coupures à faire au cours des six, 12 et 24 prochains mois. En d’autres termes, le concept d’exceptionnalisme américain n’existe pratiquement plus sur le marché obligataire, qui croit maintenant que la Fed doit accélérer les coupures de taux réels pour atteindre son taux d’inflation cible tout en favorisant un atterrissage en douceur.

Le marché est-il soudainement devenu trop inquiet? Notre analyse indique que les prix reflètent un certain empressement que la Fed n’adoptera peut-être pas dans son cycle de coupures de taux. Il est probable que les marchés soient obligés de rehausser leurs prévisions de taux à court terme, mais à notre avis, ces rajustements ne seront pas assez importants pour entraîner des accès de volatilité.

Soulignons toutefois que la Fed a déplacé son attention de l’inflation vers la croissance. Cette décision a des conséquences importantes sur la constitution de portefeuilles de titres à revenu fixe – un sujet que nous explorons dans la section sur notre positionnement actuel.

En route vers les élections américaines

La lune de miel de Kamala Harris se poursuit

Aux États-Unis, la présidentielle est devenue une course des plus serrées. Selon de récents sondages à l’échelle nationale, la lune de miel entre la vice-présidente Kamala Harris et l’électorat se poursuit. La candidate démocrate est en tête par quelque trois points de pourcentage.

La course dans les États pivots s’annonce également enlevante, alors qu’une centaine de votes au collège électoral représentent une marge de moins de deux points de pourcentage. La Pennsylvanie s’annonce comme l’État décisif; l’avance de la vice-présidente Harris sur M. Trump y est d’à peine 0,5 point de pourcentage.

Cela dit, les prochains gains du Parti démocrate pourraient être plus modestes, car une part importante du virage actuel provient des partisans de tiers partis et des indécis, qui sont moins nombreux maintenant. En outre, les démocrates qui soutiennent leur candidate le font dans des proportions assez semblables à celles des élections précédentes. Bien que les sondages témoignent d’un changement important, le degré de soutien à l’égard des candidats reste incertain. Rappelons aussi que les sondages en marge des deux dernières présidentielles étaient très loin de la réalité.

Malgré ses progrès remarquables, la viceprésidente Harris est toujours à la traîne des sondages qui ont précédé l’élection du président Joe Biden en 2020 (+7 points de pourcentage), et son avance est proche de celle d’Hillary Clinton en 2016, alors qu’elle était secrétaire d’État (+3 points de pourcentage). Les données économiques joueront un rôle crucial le jour du scrutin, mais pour l’instant, elles semblent avoir peu d’incidence. Cela dit, les sondages portent à croire que les électeurs font davantage confiance à Mme Harris en ce qui concerne la gestion de l’économie.

Les pronostics tablent sur un gouvernement divisé

Selon les plus récentes données provenant de Polymarket, la course est serrée; les deux candidats sont au coude à coude, mais M. Trump bénéficie d’une légère avance de 51 % contre 47 %, alors qu’il y a un mois à peine, ses chances de victoire étaient évaluées à 70 %. Rappelons toutefois que les plateformes de pronostics comme Polymarket illustrent l’humeur en temps réel; les données sont parfois volatiles et peuvent être influencées par des événements à court terme.

Un autre facteur qui complique la situation est le contrôle du Congrès. Selon les pronostics de Polymarket, le Parti républicain a actuellement 72 % de chances de remporter le Sénat, alors qu’à la Chambre des représentants, l’issue est assez incertaine, et les chances d’une majorité démocrate sont évaluées à 62 %.

Au total, les probabilités d’un gouvernement divisé s’élèvent à 46 %, suivies de 32 % pour une victoire décisive des républicains et de 22 % pour un balayage démocrate.

Conséquences potentielles sur l’économie

Victoire de M. Trump et Congrès divisé : Ce scénario entraînerait probablement une fracturation politique caractérisée par de fréquentes impasses entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif, dont les résultats seraient limités, notamment en ce qui concerne des initiatives politiques phares (réformes fiscales en matière de soins de santé et sur l’immigration). En négociant des ententes bipartisanes et en réduisant ses attentes, le gouvernement pourrait adopter des mesures de relance budgétaire ou des mesures de soutien économique ciblées, sans toutefois instaurer d’initiatives à grande échelle.

Victoire de Mme Harris et Congrès divisé : Dans ce scénario, le gouvernement continuerait à se buter à des impasses sur les principales politiques budgétaires, particulièrement en ce qui concerne l’expiration, d’ici la fin de 2025, d’une baisse d’impôt pour les personnes fortunées qui a été adoptée en 2017. Les investisseurs devraient également s’attendre à ce que la réglementation existante reste en vigueur.

Victoire de M. Trump et balayage républicain : Ce scénario pourrait se traduire par d’importantes réductions d’impôts et de vastes démarches de déréglementation, jumelées à une augmentation des droits de douane sur les importations, notamment en provenance de la Chine. De plus, il pourrait stimuler la confiance des entreprises à court terme tout en creusant les déficits budgétaires et en provoquant une recrudescence des pressions inflationnistes.

Victoire de Mme Harris et balayage démocrate : Ce scénario devrait entraîner d’importantes réformes budgétaires en 2025, dont une augmentation du taux d’imposition pour les entreprises et les ménages à revenus élevés, y compris sur les revenus de placement. Il pourrait également se traduire par une augmentation des transferts fiscaux en faveur des ménages, comme le crédit d’impôt pour enfants, ainsi que l’adoption de nouveaux avantages tels que des services de garde subventionnés.

Perspectives et positionnement actuels

Au cours des derniers mois, nous avons fait allusion à un changement graduel de positionnement en ce qui concerne les titres à revenu fixe. Au début de 2024, nous avons largement sous-pondéré la classe d’actifs, car nous croyions que l’inflation américaine résisterait aux pronostics de l’époque; sept coupures de taux par la Fed pour 2024, ce qui nous semblait excessif dans un contexte d’inflation élevée et de croissance résiliente.

Au fil des mois et à mesure que la courbe laissait présager moins de coupures de taux, nous avons observé un ralentissement des dynamiques d’inflation : désinflation des biens se poursuivant à un rythme soutenu et ralentissement de l’inflation dans le secteur des services. Par conséquent, nous avons réduit notre sous-pondération dans les titres à revenu fixe. Cette réduction a culminé le mois dernier lorsque le président de la Fed, Jerome Powell, a prononcé un discours au symposium de Jackson Hole, dans lequel il a confirmé deux éléments : 1) le prochain cycle de rajustements sous forme de coupures de taux, et 2) l’attention de la Fed qui ne sera plus tournée vers l’inflation, mais plutôt vers la croissance.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, nous doutons que la banque centrale décrète une réduction de 50 points de base d’ici la fin de l’année.

Cela dit, le fait que la Fed ait réorienté son attention vers la croissance est significatif pour nous et signale un certain changement cyclique dans le rôle que les titres à revenu fixe jouent dans les portefeuilles. Dans un monde qui se soucie davantage de la croissance que de l’inflation, les titres à revenu fixe peuvent servir de couverture efficace dans un portefeuille axé sur les actions.

En effet, la banque centrale peut compenser les effets d’un ralentissement économique en coupant les taux, ce qui favoriserait les gains sur les titres à revenu fixe et amortirait la volatilité des actions, sauf lorsque l’inflation est trop élevée (comme en 2022). Ce regain d’attention sur la croissance nous a incités à revoir notre position dans les titres à revenu fixe. Nous sommes passés à une surpondération des obligations gouvernementales américaines et canadiennes. Nous continuons à sous-pondérer les obligations de certains marchés tels que l’Europe et le Japon où, selon nous, les banques centrales ne peuvent pas offrir de tampon pour la croissance.

Dans l’ensemble, nos vues et notre positionnement à l’égard des actions restent les mêmes. Les perspectives pour cette classe d’actifs sont influencées par des facteurs contradictoires : d’une part, des valorisations exigeantes et un consensus qui demeure optimiste quant aux prochaines percées de l’intelligence artificielle et, d’autre part, des perspectives favorables à l’égard de bénéfices des sociétés. Le repli observé au début du mois d’août s’est avéré de courte durée, car les sociétés disposant de liquidités importantes sont intervenues en rachetant leurs propres actions à des escomptes qu’elles considéraient comme élevées.

Enfin, nous maintenons notre positionnement sur l’or. Les achats des banques centrales ont marqué une pause ces derniers mois, mais le pic actuel des taux d’intérêt réels aux États-Unis donne un nouveau coup de pouce à l’or et suscite un regain d’intérêt de la part des investisseurs particuliers.

En tant que réserve de valeur ne générant pas d’intérêts, l’or représente un coût d’opportunité, à savoir les taux d’intérêt réels que l’investisseur pourrait obtenir sur d’autres actifs sûrs. Par conséquent, la baisse des taux réels a tendance à stimuler les prix de l’or. De plus, à l’approche de l’élection présidentielle, nous jugeons que les risques liés aux mesures budgétaires des États-Unis demeurent élevés. Dans ce contexte, l’or devrait rester dans le collimateur des investisseurs au cours des prochains mois.

Sébastien Mc Mahon

Vice-président, allocation d'actifs, stratège en chef, économiste sénior et gestionnaire de portefeuilles

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